Un jour dans la vie de la vox populi

Ce jour-là, la vox populi s’aperçoit qu’elle est perdante sur toute la ligne. Ça lui est venu comme une révélation, une sorte d’illumination. Un éclair dans l’air lui a insufflé cette évidence. L’attentat du 11 décembre a brisé les vitres de sa loggia, soit ! Pire, il a réveillé cette vieille psychose de la mort paquet-surprise qui lui a enlevé, il y a dix ans, son unique fils. Il marche dans la rue. Une voiture explose, il disparaît. S’il avait su que ça allait exploser dans cette rue-là, il ne s’y serait pas aventuré pour sûr.
Mais il ne savait pas. De même que les étudiants ne savaient pas que prendre le bus du Cous pouvait coûter la vie.

La vox populi revit, en entendant l’explosion, le même cauchemar qu’il y a dix ans. D’abord, le fait de savoir que l’insécurité est à la porte de chez soi. Ensuite, ce bruit et ce spectacle cauchemardesque de corps déchiquetés, de sang, de douleur, d’impression tenace qu’on ne peut pas s’en sortir. Enfin, l’immense douleur d’apprendre que l’être le plus cher, celui pour lequel une vie de non-sens a pris un peu de sens, n’est plus qu’une statistique de l’apocalypse.

Comme il lui est malheureusement facile de comprendre la douleur de toutes ces familles qui n’ont pas vu rentrer les leurs ! Comme elle se reconnaît dans les larmes de cette mère, la douleur de ce père, la colère de cette sœur ! Comme elle sait tout ça ! Mais tout autant que cette résurgence de la panique, ce qui taraude la vox populi, en ce surlendemain d’attentat, c’est la pénurie d’anxiolytiques dans les pharmacies d’Alger. Depuis dix ans, elle ne carbure qu’à ça. Elle ne peut supporter le parcours du combattant du quotidien de sa vie algéroise que dopée aux cachets, gélules, gouttes magiques.

Voilà que plus aucune pharmacie n’en dispose. Les stocks sont rompus. Rien chez le pharmacien habituel, celui qui est à l’angle de la rue. Rien non plus chez celui d’en-bas, juste au sortir de l’escalier. Pas trace d’un tranquillisant chez le pharmacien de la cité mitoyenne. Rien. Tout a été raflé. La pénurie s’est installée en quelques heures. En soufflant des vies d’innocents, des immeubles et des véhicules, à l’aide de leurs explosifs, les kamikazes semblent avoir aspiré aussi tout ce qui peut procurer un peu de tranquillité artificielle. La vox populi est désemparée. Le plus grand des pistons ne lui sert à rien. Déjà, et comme à chaque fois, lobotomisée à force de lire la presse qui transforme en analyse de fond les communiqués sécuritaires, la vox populi arrête les coupables : ce sont «eux» (houma) qui ont fait le coup. Elle répète : je te dis que houma ! Houma, c’est eux, c’est tout ! Elle insiste cependant : houma ! De partout, dans la ville, s’élève une seule et unique clameur dans laquelle tout se noie : houma ! Elle forme comme un nuage qui plombe la raison. Houma ? Il y a tellement de houma, mon vieux ! La vox populi est doublement épatée.

D’abord par la célérité avec laquelle on identifie les coupables. 24h chrono ? Oui, à peine ! Ensuite, par cette découverte effarante : à toutes les spécificités qui nous distinguent dans le concert des nations, nous pouvons désormais aligner aussi celle-ci : l’invention des kamikazes du troisième âge. Papy fait du terrorisme ou comment fonctionne le système de la «géronterreur» ! Ils ont pris un coup de vieux, houma ! A côté de Larbi Charef, alias Abd Arrahmane Abu Abd Ennasser El Assemmi (30 ans), le kamikaze du Conseil constitutionnel, il y a Rabah Bechla, qui s’est fait exploser contre le Haut Commissariat des Nations unies aux réfugiés (HCR) à Hydra, âgé, lui, de 64 ans.

Les sources sécuritaires reprises par la presse donnent de lui un curriculum vitae d’une précision étonnante. La vox populi lit studieusement : «Rabah Bechla, alias Ibrahim Abu Athmane, originaire de Réghaïa, avait rejoint le maquis en 1996. Il activait au sein de la phalange Al-Ansar dans la région de Boumerdès. Tout en étant au maquis, il ne poursuivait aucune activité militaire depuis 5 ans au sein du GSPC. Le groupe terroriste ne comptait plus sur ses services en raison de son âge très avancé.» On peut évidemment gloser sur cette invention. Elle pose néanmoins un problème de fond que les «spécialistes de l’islamisme», c’est-à-dire ceux à qui parviennent plus vite que les autres les communiqués officiels, s’empresseront de résoudre.

Si l’on admet que les kamikazes en Palestine comme en Irak ou au Maroc, sont en général de jeunes gens, voire de très jeunes gens, issus de milieux sociaux défavorisés, très défavorisés, dont la révolte est phagocytée et manipulée par des «laveurs de cerveaux » intégristes et parfois par des officines diverses et variées, il y a de quoi perdre son latin devant le cas de ce sexagénaire explosif. Mais enfin, quand il faut un coupable, il en faut un, voilà tout ! Et quand il faut un «message », eh bien, il est là.

D’’abord, le ministre de l’Intérieur qui prévient qu’il avait prévenu, sans qu’on sache qui, que Al Qaïda au Maghreb allait commettre des attentats. Ça ne nous dit pas pourquoi. Le pourquoi, c’est l’inénarrable Aboudjerra Soltani qui nous le suggère. Outre qu’il nous apprend qu’il y a une main étrangère derrière tout cela, il analyse les attentats du 11 décembre comme une tentative de remettre en cause «la réconciliation nationale qui a permis au pays de renouer avec la paix». Il est l’un des rares à voir la «paix» mais, comme les goûts, toutes les visions sont dans la nature.

La pudeur n’étant pas la valeur la mieux partagée, on a vu, en effet, des victimes de l’échine souple clamer, alors que des familles sont encore dans le deuil, que la seule solution au terrorisme et à tous les autres problèmes du pays, c’est un troisième mandat pour Bouteflika. A l’issue d’une telle journée, la vox populi est trop lasse pour s’indigner encore de la désinvolture avec laquelle un journaliste (algérien, visiblement) de l’agence Capa, réalisant un reportage diffusé par Envoyé Spécial (sur France 2, jeudi dernier) sur Merouane, le kamikaze de la cité La Montagne, dévoile le visage de l’entourage du terroriste, ce qui peut avoir des conséquences considérables. Le scoop à ce prix ? Oui, mais qui paye !

Arezki Metref

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