Devoir de mémoire pour tous

Après les retombées du tsunami qui a réveillé la conscience engourdie du monde, les commémorations de l’Holocauste viennent à nouveau rappeler à l’humanité ses trahisons lorsqu’elle se couche facilement devant les dictateurs et les serviteurs zélés des idéologies extrémistes. Et il serait prétentieux pour les nouvelles démocraties de se croire prémunies contre ces excès qui ont eu pour cadre des pays démocratisés depuis bien longtemps ; car il ne faut jamais oublier qu’Hitler et ses semblables ont utilisé les urnes pour accéder aux plus hautes marches du pouvoir.

Aucune loi et aucune force armée au monde ne peuvent garantir à elles seules la pérennité d’une démocratie. Cette dernière ne peut s’installer dans la durée et prospérer que si les femmes et les hommes s’imprègnent de leur rôle de citoyens, formant un large front qui barrera la route aux projets totalitaires. Cette «veille» citoyenne est la meilleure garantie contre les errements despotiques qui peuvent naître de petits reniements, de lâchetés quotidiennes, de peurs individuelles ; ces petits ruisseaux qui font le lit de la grande rivière du fascisme.

A la veille de la célébration du triste anniversaire de ce que l’on appelle désormais «la solution finale», un homme que les Algériens connaissent bien pour ses idées racistes et son comportement violent et barbare lors de la guerre de Libération nationale, a émis des points de vue sur l’histoire de son pays qui auraient pu relever de l’anecdote s’ils ne dénaturaient pas justement la vérité sur le nazisme. Jean-Marie Le Pen a minimisé la sauvagerie des troupes allemandes et l’atrocité de leurs crimes, en gommant le caractère odieux de l’occupation de son pays et en présentant les occupants comme des gens normaux qui auraient même parfois de nobles sentiments ! Ces paroles, taxées de révisionnistes ou de négationnistes, ont soulevé la colère et l’indignation de tous les milieux politiques français et de la société civile.

La réaction de la France officielle et populaire, ainsi que celle des milieux culturels et scientifiques, à ces propos jugés graves en ce qu’ils tendent à banaliser des crimes impardonnables, ont été à la mesure des graves délires de Jean-Marie Le Pen. Cette vigilance est un signe probant de la bonne santé de la démocratie française. Intervenant à la veille d’une célébration qui montre justement le jusqu’auboutisme des mouvements extrémistes et leur folie sanguinaire, elle rappelle à tous qu’il ne faut jamais baisser la garde face aux ultras et à leurs acolytes !

Car, finalement, qu’est-ce qui pourrait expliquer qu’une société ayant atteint un haut degré de développement économique pour son époque, démocratique et cultivée, comptant en son sein des sommités mondiales en matière de science, littérature, cinéma, théâtre, philosophie, etc. ; qu’est-ce qui pourrait expliquer le silence de cette société face aux petits dépassements, aux insultes racistes, aux écrits haineux qui ont, petit à petit, façonné la grande machine idéologique nazie ? Et même en France, comment pourrait-on comprendre que des gens en viennent à dénoncer leurs voisins parce qu’ils sont juifs ou se taire devant les forfaits qui les entourent. Aujourd’hui, les gens qui hurlent face aux excès de langage de Le Pen semblent nous dire : «Réagissons maintenant ! De telles paroles ne sont jamais gratuites. Il ne faut pas laisser passer.

Demain, il sera trop tard !» C’est ce que l’on appelle le droit de mémoire. Il n’est pas inscrit dans les Constitutions et ne dispose d’aucune loi spécifique pour s’exercer, mais il est présent dans l’esprit de chaque citoyenne et de chaque citoyen ; il agit comme un remède contre l’oubli, ce monstre qui dort dans le creux des saisons ordinaires pour effacer progressivement les douleurs des uns et les fautes des autres, cicatrisant les plaies les plus profondes et banalisant les crimes les plus abjects ! Parce que ceux qui oublient peuvent facilement pardonner, et ceux qui pardonnent peuvent naturellement se taire, et ceux qui se taisent devant les mots peuvent ne pas réagir devant les méfaits et devenir ainsi les témoins complices de nouvelles tragédies.

Mais ce devoir de mémoire ne doit pas être l’apanage d’un seul peuple ou d’une seule communauté, car l’histoire contemporaine nous enseigne que les crimes les plus cruels ont été souvent commis au nom d’idéologies qui se présentent souvent sous la façade rutilante de beaux «principes» et de «valeurs» à défendre contre un ennemi imaginaire. Alors, au moment où les victimes de l’Holocauste interpellent notre conscience pour que la bêtise nazie ne se reproduise plus, nous sommes en droit de nous poser des questions sur notre propre devoir de mémoire par rapport au génocide commis en Algérie par l’armée coloniale française.

Les témoignages sont trop nombreux, trop précis, livrés par les propres généraux de la colonisation, pour que l’on puisse accepter aujourd’hui un quelconque «négationnisme» par rapport à cette question. Nous n’avons pas le droit d’oublier ces criminels odieux qui ont stoppé la croissance naturelle de notre peuple, tué des centaines de milliers d’Algériens, brûlé des villages entiers, violé des femmes, pillé des biens, saccagé des mosquées, séquestré les meilleures terres et livré tout un peuple au dénuement.

Nos ancêtres ont trop souffert pour que l’on nous demande aujourd’hui de croire en cette fameuse blague de la colonisation qui aurait apporté bienfaits et progrès à l’Algérie ! La colonisation a donné des moyens modernes aux colons ; elle a développé l’Algérie utile où ils vivaient afin que la machine économique locale puisse soutenir la Métropole. Mais les vrais Algériens n’ont jamais reçu quoi que ce soit, si ce n’est des miettes. Livrés à la disette et à la pauvreté, chassés de leurs terres, ils se réfugieront dans les piémonts et connaîtront les affres de la famine et des épidémies.

Non, l’oubli serait une autre trahison par rapport à ces aïeuls qui ont trop souffert de la colonisation et des excès de son armée. Ce serait aussi une trahison par rapport à des générations entières de martyrs qui ont arrosé cette noble terre de leur sang, aux quatre coins du territoire national et même à l’étranger, dans la vieille Métropole et jusqu’aux îles lointaines où des bagnards algériens vécurent l’enfer ! Nous sommes quelques-uns qui n’avons aucun problème avec la langue, la civilisation et les valeurs françaises qui demandons, sans rancune ni arrière-pensées, et avec toute la lucidité requise, au pouvoir français de présenter les excuses de la France officielle au peuple algérien pour tous les crimes commis par l’armée coloniale.

C’est notre façon à nous d’exprimer notre devoir de mémoire. L’Europe d’aujourd’hui est assez mûre et vigilante pour empêcher que de nouveaux Hitler ne viennent semer la mort et la désolation sur son territoire. Elle semble avoir trouvé la parade contre les mots qui banalisent le crime suprême. Puisse-t-elle nous comprendre lorsque nous en faisons de même pour que de nouveaux Bugeaud ne viennent plus exterminer et humilier les nôtres !

Maâmar FARAH

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