L’histoire de Messaouda

L‘autre jour, en repassant devant l’étal surchargé de filets de pommes de terre cédées à 40 dinars le kilogramme, j’eus une pensée émue pour toutes les copines de Béatrice (*) bouffées par les gosses. Je ne suis pas un grand amateur de pommes de terre, mais les enfants, je vous dis pas ! Ils ont fait la fête aux Canadiennes en les mangeant à toutes les sauces, avec une préférence pour les frites.

J’avais beau souligner que ces patates étaient destinées aux cochons, je prêchais dans le désert. Comme il ne s’est rien passé depuis, question santé, je me suis donc décidé à prendre un autre filet de 10 kilos. Je dis au vendeur que les pommes de terre canadiennes étaient bonnes et que j’en voulais encore. Il me répondit tout de go qu’il n’avait que des algériennes venues tout droit de l’ouest. Il me les montra. C’étaient de belles patates couleur lilas, bien en chair et très propres par rapport aux canadiennes que j’avais achetées il y a quinze jours. Je pris le filet et filai vers ma destination, à cinquante bornes d’ici. Je ne sais pas si les pommes de terre sont timides de naissance ou si on leur apprend à le devenir dans les champs, mais les algériennes sont, sur ce plan-là, pareilles aux canadiennes. Aucune n’a osé me parler en présence des autres membres de ma famille. C’est donc au moment où je me trouvais seul dans l’appartement que l’une d’elles m’interpella : «Salut, vous êtes un Algérien heureux :

- Mais pourquoi donc ? répondis- je sans surprise. Il faut vous dire que les pommes de terre qui parlent n’étaient plus une curiosité pour moi. La patate, s’attendant certainement à ce que je m’évanouisse ou que je jette le filet du quatrième étage, en resta ébahie :

- Vous n’êtes pas surpris, étonné, ahuri, abasourdi ?
- Par quoi ?
- Vous en connaissez beaucoup des patates qui parlent ?
- Oui, j’ai connu Béatrice ! Elle en resta bouche bée. Après la surprise, elle osa une autre question qui trahissait sa curiosité :
- Qui c’est ? - Une canadienne. Elle était là à votre place il y a quinze jours et elle m’a beaucoup appris sur les importations de patates.
- Et où est-elle donc ?
- Quelle question ? Je ne sais plus où elle est ni comment elle a été cuisinée et mangée, mais je sais qu’elle n’est plus là !
- C’est vrai que nous sommes toutes destinées à être mangées. Les plus veinardes sont accompagnées de viandes et de poissons délicieux, servies dans des porcelaines de luxe. Celles qui n’ont pas de chance finissent dans un ragoût sans génie ou sur la table d’un vulgaire gargotier de souk ! Elle était belle Béatrice ?
- Mon Dieu, c’était une horreur ! Cabossée de tous les côtés, elle avait des entailles noires très profondes et même des tubercules qui poussaient dans tous les sens !
- Et moi ?
- Vous êtes l’une des plus belles patates que j’ai vues à ce jour. Lignes parfaites, bronzage avec un léger hâle qui vous donne des airs de déesse des îles. Et puis vous êtes née chez nous !
- Je suis cotée en dinars alors que l’espèce de monstre nommée Béatrice a été achetée en devises ! Tu parles d’une politique ! Des devises fortes, avec des taxes à l’importation nulles et de gros frais de transport, tout ça pour ramener chez nous une mocheté ratatinée ! J’en suis jalouse !
- Vous venez d’où exactement ?
- Je suis de la terre de votre ancêtre courageux et téméraire, homme de culture et de combat qui fut aussi un émir élégant et respecté. Je viens des terres de l’émir Abdelkader. Je suis de Mascara, terre des braves qui a toujours donné aux différentes luttes libératrices des héros connus ou anonymes dont je suis fière, moi la petite patate. Je suis de ce pays où les matins sont une chanson, quand la rosée laisse sur les feuillages l’étincelante lumière des aubes immaculées, quand la terre s’étire et tire à l’ouest les derniers lambeaux de la nuit, pour s’ouvrir aux vents des plaines hautes et sublimes, quand les montagnes, d’apparence éplorées, rugissent comme des lions pour dire leur inébranlable foi en cette lumière que les lilliputiens ne voient pas et qui est celle de la révolution !

- Ça alors ! Une patate poétesse ! Je suis fier d’être du même pays que vous, même s’il est certain que vous finirez dans mon ventre. Vous savez, à vous entendre parler, vous avez fait resurgir des souvenirs impérissables. J’en ai connu des Mascaréens et ils sont tous comme vous dites : des hommes fiers et debout qui font ce qu’ils disent et qui ne reculent pas devant l’adversité.
- Peu importe si je finis dans votre estomac ou dans celui d’un autre. Je sais que j’ai fait mon devoir. J’ai vécu ma vie comme il se doit. J’étais un tubercule et pas n’importe lequel : un tubercule du terroir, provenant d’essais longs et difficiles effectués dans un institut local, du temps où les dirigeants n’avaient pas tendance à recourir à l’importation pour n’importe quoi, du temps où une véritable stratégie agricole avait désigné Mascara comme un centre capital de production de pommes de terre. Je suis une descendante de cette lignée d’algériennes qui ne méritent pas d’être ridiculisées comme ça ! Nous avons été stérilisées par un stratagème imaginé par la mafia de l’import-import ! Ils ne veulent pas laisser l’agriculture se développer parce que cela mettrait un terme aux contrats juteux qu’ils tirent de l’importation de produits agricoles. Nous sommes les plus importants importateurs de blé, de sucre, de lait, et, bientôt, de pommes de terre ! J’en ai marre de me faire ridiculiser par ces horreurs venues d’ailleurs et qui sont normalement destinées aux porcs ! Moi la fière de Mascara prendre le même transport que ces moins que rien, c’est une honte ! Je ne suis pas raciste, mais moi je suis faite pour être mangée par les humains et non par les «khanazir» ! Y a latif !

- Vous vous appelez comment ?
- Je suis Messaouda de Hacine.
- Enchanté Messaouda ! Vous savez ce que je vais faire. Je vais vous planter dans mon jardin au bled. Ici, dans la grande ville, je vis dans un immeuble et ça me gênerait de vous mettre dans un balcon ou à la terrasse. Là-bas, ça ressemble à Mascara, c’est le même paysage et la rosée du matin donnera les mêmes lueurs étincelantes à votre feuillage. Et puis, au fond, que vous viviez à l’est, au sud, au centre ou dans votre ouest natal, vous respirerez le même air de notre belle Algérie et vous vous épanouirez dans la même terre. Ainsi, vous pourrez nous donner beaucoup de petits et nous ferons tout pour qu’ils croissent et prospèrent afin que les assiettes des Algériens ne soient plus déshonorées de la sorte par les mafiosi des quais.

Vous savez, j’ai connu Mascara et les Mascaréens et toutes ces sornettes qu’on raconte sur vous sont une invention pure et simple de ceux qui veulent nous ridiculiser, les hommes et les patates, parce que nous avons des origines paysannes. Etes-vous d’accord ?

- Oui. Quant à l’idée de m’enfouir dans vos terres, c’est le plus beau cadeau ! On sonne à la porte. Tirez-moi du filet vite sinon je vais être rapidement transformée en frites et adieu le beau rêve de la lignée mascaréenne semée en terre numide.

Maâmar FARAH

(*) Voir chronique «L’histoire de Béatrice», Le Soir d’Algérie, du 1er novembre 2007.

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