Pauvre Kassaman !
Où est passé le couplet manquant de Kassaman ? Qui l’a volé ? Quels sont les forbans qui ont osé dérober une partie du trésor sacré de la patrie ? Sur fond de demi-silences éloquents, de petites phrases énigmatiques, de sentences sans pitié, d’amnésie partielle et partiale, la polémique sur la mutilation de l’hymne national dans un livre scolaire impose en creux cette sombre évidence : dans la déglingue, plus rien de sacré ne reste ! De fait, cette polémique ne permet pas d’identifier qui décide du sacré et qui le bafoue avec autant d’allégresse.
Et si les défenseurs autoproclamés du sacré étaient ceux-là mêmes qui le profanent ? Dans le manuel d’éducation civique de la 5e année primaire, le texte de Moufdi Zakaria est diminué du passage qui incrimine directement la France. Le constat à retardement de cette amputation a hérissé d’indignation prétendument patriotique nombre de députés qui crient au coup fourré de «hizb frança» en montrant Boubekeur Benbouzid d’un doigt accusateur. Les tirades pathologiques sur les constantes et les valeurs qui accompagnent ce genre de curées laissent toujours perplexe.
Benbouzid a raison de rappeler que ce couplet a été «caviardé» en d’autres temps et sur injonction politique. Pour des raisons que l’on pourrait comprendre, il ne dit pas que le rapt du paragraphe a été commis du temps de Chadli Bendjedid. Il ne dit pas non plus que parmi les députés et les personnalités diverses et variées qui crient haro sur le baudet, il en est beaucoup qui se sont mis au garde-à-vous des centaines ou des milliers de fois en entendant retentir la version «diplomatisée » de l’hymne national. Qui décide de fixer la version officielle de l’hymne national et sous quelle forme juridique ? On ne le sait. Mais de cette altération destinée à complaire, à l’époque, à la France de Mitterrand, même les gamins étaient au courant.
Seulement voilà, la version venait de «là-haut» et quand ça vient de la tête, le ventre mou n’a rien à redire ! Il n’est même pas sûr, en outre, que cette levée de boucliers soit dictée par une susceptibilité patriotique sincère que l’on pourrait comprendre chez de vieux militants de la cause nationale qui ont appris, en en payant le prix, le sens que les paroles de Kassaman peuvent avoir. Habitués à la banalisation de tout, la controverse en trompe-l’œil que voilà pourrait n’être qu’un épisode de plus dans l’interminable guerre de tranchées que se font les différents courants du pouvoir pour le pouvoir.
Et si Kassaman n’était qu’un prétexte pour se conférer une légitimité que n’ont désormais que les morts et les opposants intransigeants ? Il fut un temps où l’hymne national était sacré pour tous les Algériens. On n’avait pas besoin de la peur du gendarme ou de la leçon de morale patriotique pour y montrer tout l’attachement que l’on avait pour le symbole de la renaissance et de la liberté. C’était un temps d’angélisme sans doute où la patrie avait un sens comme l’avaient ces femmes et ces hommes qui s’y identifiaient dans la pureté de l’idéal. Aujourd’hui, la patrie, c’est la vache à lait.
Ceux – pas tous, heureusement – qui sont aux affaires, ceux qui prétendent la représenter sont souvent les trayeurs de choc du bovidé. Il est difficile et cynique de crier au blasphème parce que l’hymne national est touché quand soi-même on n’épargne pas le pays. Massacrer le pays et tenir son hymne national pour sacré, c’est la farce que veulent nous faire jouer ces metteurs en scène de l’absurde. Dilapidez tout mais ne touchez pas aux mots de l’hymne national ! Voilà le nouveau combat pour l’Algérie.
Paupérisez la population, réprimez tout mouvement de contestation, piquez dans les caisses, prenez le patrimoine public pour le vôtre, soustrayez à la communauté nationale ce qui est naturellement à vous, mais ne touchez pas à un seul cheveu d’un seul mot imprimé de l’hymne national ! Pourquoi les Algériens, du moins une bonne partie d’entre eux, celle qui est sensible par exemple au Kassaman de Lounès Matoub, sont-ils devenus parfois indifférents à cet hymne national qui a tant fait vibrer les fibres de certaines générations ? Quoi qu’en disent ces flemmards du patriotisme tarifé, payés pour défendre les valeurs entendues au sens bancaire du terme, ce n’est pas le fait de «hizb frança».
Ce n’est pas non plus par l’atténuation du sens du sacrifice due à l’éloignement chronologique de la guerre de Libération. C’est tout simplement parce qu’ils ont l’impression que Kassaman est un peu comme une promesse électorale qui a été trahie. Les sacrifices pour la cause de la liberté que le poème de Moufdi Zaccaria exalte sont-ils visibles dans la boulimie et la rapine qui collent à l’image des défenseurs des constantes ? On aime tellement cette patrie qu’on en mange à tous les repas ? Pauvre Kassaman! L’hymne national attend aujourd’hui les générations et les luttes qui lui redonneront sa grandeur. Celle du combat et de l’espoir social et démocratique qui avaient inspiré les sacrifices de la guerre patriotique.
Arezki Metref
P. S. d’avant : Voici le couplet «volé» :
Ya faran’saa qad madha
waqtou l’iitab
Wa taway’naahou kamaa
youtwa l’kitaab
Ya faran’saa inna dhaa yewmou
l’hissaab
festa’iddy wa khoudhy minnaa
l’djawab
Inna wi thawratinaa faslou
l’khitaab
Wa aqadna el’âazma an
tahya Aldjazaïr.