Dans le brouillard de Lalla Setti
Une bien curieuse aventure que ce voyage en train effectué par un mois de juin des années soixante-dix. Un départ de Tlemcen vers Oued Tlélat pour prendre la correspondance sur Alger. Mais, il se passera beaucoup de choses avant d’atteindre cette gare… C’était à l’occasion d’un voyage du président Boumediene à Tlemcen. Durant deux journées bien remplies, nous avions cravaché dur, sué et rarement connu quelques instants de repos.
Même la bouffe était aléatoire, car le confort d’aujourd’hui n’existait pas. Quand je vois toutes ces inventions modernes comme le fax et l’e-mail, j’envie parfois les journalistes de la nouvelle génération, car ils ont tout à leur portée ! A notre époque, l’envoi d’un article vers la rédaction centrale était la pire des punitions. Passe encore pour son écriture : un stylo Bic et quelques feuilles de brouillon, un coin de comptoir dans un bar mal famé ou une table de chambre d’hôtel… Pas d’ordinateur, ni de logiciel de traitement de texte pour vous aider à aller vite, corriger les fautes et chercher le bon synonyme… Et au bout, l’inénarrable aventure du téléphone. C’était souvent d’un village perdu où le seul combiné se trouvait à la mairie ou chez l’épicier du coin. Pour avoir Alger, il fallait passer par le standard local et attendre parfois des heures.
Et le plus dur, c’était le moment de passer à la dictée des articles. A l’autre bout du fil, des secrétaires sténodactylographes aguerries, mais la mauvaise qualité de la communication rendait la mission pratiquement impossible. Parfois, on passait des heures à dicter quelques paragraphes ! Au troisième jour de notre séjour, nous avions enfin quartier libre. Toute l’équipe de notre journal avait décidé de faire un détour par Oran afin d’y passer le week-end, histoire de se reposer un peu après cette couverture éreintante. Quant à moi qui lorgnais vers la petite gare romantique, visible du balcon de ma chambre d’hôtel, j’avais mon idée quant au voyage du retour. Malgré l’insistance de mes collègues pour les accompagner dans leur balade oranaise, je choisissais le train. J’échouais dans un wagon où avaient pris place une dizaine de voyageurs qui semblaient mal réveillés. La moitié d’entre eux sombrera d’ailleurs dans les bras de Morphée, bien avant le coup de sifflet du chef de gare. Un chef de tribu, traînant sa famille nombreuse derrière lui, avançait péniblement vers le wagon de Troisième, classe qui a été supprimée depuis… Enfin, le départ. Nous attaquions les pentes abruptes de la chaîne de montagne qui enserre la capitale des Zyanides au sud-est.
Le petit train grimpait les hauteurs de Lalla Setti, immense plateau dominant la ville la plus andalouse d’Algérie, pour finir sur les cimes, longeant dangereusement d’abruptes falaises. Nous enjambions le fameux pont métallique qui surplombe la belle terrasse du centre de loisirs d’El Ourit, du nom de la magnifique cascade qui coule du ventre de la montagne. Après les altitudes où il roulait comme une tortue, notre convoi filait un peu plus vite à travers les espaces plats et nus des champs de blé. Ce n’était pas le TGV mais c’était un peu mieux que sur les hauteurs. Les premières récoltes avaient débuté et le paysage était barbouillé de ce jaune accrocheur inséparable des images de l’été.
Cette saison venait de s’installer partout, avec son soleil qui va calciner les terres, son ciel bleu et lumineux, ses cigales chantonnantes et ses plages accueillantes. Dans ce train qui filait vers Sidi-Bel-Abbès, il y avait quelqu’un qui était à mille lieues d’apprécier la beauté de ce spectacle. L’homme qui venait de monter d’un petit village dominé par la kouba d’un marabout local n’avait pas l’air d’être dans son assiette. Il s’installa près de moi et sombra dans un étrange silence. Sa face, ravagée par le soleil, virait au violet. Il avait les yeux hagards comme s’il venait de rencontrer le diable en personne sur les quais de cette gare perdue de la plaine belabésienne.
Il s’agitait dans tous les sens et se retournait sans cesse, comme s’il avait peur d’être poursuivi. Il sortit de la poche de son veston un vieux portefeuille en piteux état, en tira une photo jaunie et écorchée qu’il contempla longuement, puis il éclata en sanglots. Fichtre alors, il ne manquait que lui pour compléter le tableau obscur de ce train vide qui roulait dans la nudité de la plaine écrasée par le soleil matinal… Quelques instants passèrent avant que le contrôleur des chemins de fer ne vienne interrompre les lamentations du pauvre bougre qui pleurait à chaudes larmes. Et comme il n’avait pas de billet, ni d’argent d’ailleurs, l’agent de la SNTF le pria de décliner son identité. Le gars n’avait même pas de carte d’identité, ni aucun papier d’ailleurs. Toute sa vie semblait se résumer à cette photo chiffonnée qu’il serrait entre ses doigts.
L’affaire tournait au vinaigre quand j’eus l’idée d’intervenir pour régler la note du voyage. Encore fallait-il que nous sachions la destination du bonhomme. Rien. Silence radio. Le gars ne nous écoutait même pas. Il n’avait d’yeux que pour la photo… Le contrôleur accepta de nous délivrer un billet pour Oued Tlélat. Ensuite, on verra… Après le départ de l’agent, le voyageur excentrique se leva et commença à se taper la poitrine, avec de plus en plus de force, comme s’il voulait s’autodétruire. Il faisait cela en s’agitant dans tous les sens et, pour la première fois, nous entendîmes le son de sa voix : «Kheiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiira !» cria-t-il avec un éclat si puissant qu’il couvrit le bruit du train, pourtant assourdissant.
Comme il risquait de se faire mal, quelques voyageurs m’aidèrent à le ceinturer. Une vieille dame nous proposa de l’eau de Cologne, une autre nous remit sa bouteille de Saïda. Quelques instants après, le gars se calma mais ne voulut pas lâcher la fameuse photo… A quelques kilomètres de Sidi-Bel-Abbès, le train s’arrêta pour ne plus redémarrer. Une panne technique. Dans le wagon, transformé en véritable fournaise, le voyageur agité dormait paisiblement. La photo lui glissa des mains. Nous nous penchâmes tous ensemble, dans un geste machinal nourri par notre curiosité d’en savoir plus sur ce document précieux. Il représentait une jeune fille de moins de vingt ans, belle comme une aurore, qui se tenait debout devant une 504 flambant neuf.
Elle portait une minijupe bleue et un chemisier blanc, séparés par une large ceinture rouge qui était de la même couleur que ses bottes qui montaient très haut. Elle souriait au photographe. Etait-ce Kheira ? Son amoureuse ? Sa femme ? Nous n’en saurons rien. Et d’ailleurs, jusqu’à aujourd’hui, je ne suis pas plus avancé… Le gars s’était levé péniblement et, comme un automate, avança vers la portière ouverte. Quelques voyageurs avaient choisi de descendre du train en panne. Mais comme il n’y avait pas l’ombre d’un arbre à l’horizon, ils remontèrent très vite. Le «fou de Kheira» descendit du train et s’en alla à travers champs. Bientôt, il ne fut plus qu’un point minuscule dans la blondeur des champs… Et ce train qui refusait toujours de partir ! Au bout de quelques heures d’attente, je suivis le chemin du déséquilibré pour me retrouver au beau milieu d’une belle route goudronnée. Un taxi collectif me déposera dans un village. Bêtement, je venais de faire le chemin inverse, c’est-à-dire vers Tlemcen.
Je repris un autre taxi mais comme ce dernier ne partait pas vers Sidi-Bel-Abbès, il me fit descendre dans un autre hameau. Plus de taxi, ni de cars… Au bout d’une demiheure, je vis apparaître une carriole. Je me suis rapidement retrouvé sur une charrette tirée par un pauvre mulet qui n’en pouvait plus. La cravache de son propriétaire ne donnera pas de meilleur résultat et c’est ainsi que je fis le voyage jusqu’aux faubourgs de Sidi-Bel- Abbès.
L’appareil photo qui m’accompagnait partout servira à immortaliser ces instants. J’irai chez des amis. Avant de voir comment continuer ce voyage. J’aurais dû partir à Oran. Oui, les copains doivent être du côté de Aïn Turk, en train de passer du bon temps. Les veinards. Tiens ! Peut-être même que le voyageur au visage aubergine avait fini sa course là-bas et qu’une bonne bouteille de Mascara l’aidait à oublier cette énigmatique Kheira…
Maâmar FARAH
P. S. : Ce texte est tiré du livre Express de nuit