LA LIBERTÉ, CONDITION DE L’INNOVATION
Club très fermé qui organise des rencontres annuelles de dirigeants politiques et économiques du monde entier, situé à Davos, dans les Alpes suisses, le Forum économique mondial vient de publier, ce mercredi 31 octobre, son nouveau classement. Malgré ses belles performances macro-économiques, l’Algérie est classée à la 81e place sur un total de 131. Les Etats-Unis ont, légitimement, et malgré la crise des prêts immobiliers dits «subprimes», retrouvé cette année la première place du classement de la compétitivité dont la méthode de calcul se fonde désormais sur 12 piliers (ensembles de critères) d’évaluation.
Le «potentiel de compétitivité» des Etats-Unis reste le plus fort. Même s’ils ne sont avantagés que par «la seule taille de leur économie intérieure » et quoique «toujours menacés par des déséquilibres macroéconomiques », ils confirment leur rôle de leader en matière de compétitivité du fait d’un certain nombre de paramètres stables qui confirment le classique «Paradoxe de Wassily Léontief» qui leur conférait un avantage comparatif dans toutes les exportations, aussi bien à forte intensité de travail que de capital. Longtemps contesté, le classement est fait à 80% de sondages d’opinion auprès de chefs d’entreprise (plus de 11 000 chefs d’entreprise ont ainsi été sondés dans 131 pays) et, au mieux, 20% de statistiques. Il reflète néanmoins un «indice de confiance» qui permet de positionner l’attractivité des économies dans les choix des grands investisseurs.
Le lobbying algérien auprès de ce club animé par les hautes instances de l’Etat (pour rappel, le président de la République y a participé dès le début de sa première investiture) n’aura pas suffi pour améliorer notre positionnement. Avec une note de 3.91 (contre 5.67 pour le premier), l’Algérie se classe au 81e rang, à un niveau intermédiaire regroupant les économies procurant un PIB annuel par tête d’habitant situé entre 3 000 et 9 000 US dollars. Elle perd ainsi 4 places par rapport au classement de l’an dernier. Le classement est construit sur le traitement de douze paramètres, appelés «piliers» :
1. les institutions ;
2. les infrastructures ;
3. les performances macroéconomiques ;
4. l’éducation primaire et la santé ;
5. l’enseignement supérieur et la formation ;
6. l’efficience du marché des biens de consommation (goods market efficiency) ;
7. l’efficience du marché du travail ;
8. la sophistication du marché financier ;
9. les ressources technologiques (Techological readiness) ;
10.la taille du marché ;
11.le raffinement des affaires (business sophistication) ;
12.l’innovation.
La corrélation entre les douze piliers est ordonnée en trois sous-groupes : les exigences de base (basic requirements), les améliorateurs d’efficacité (efficiency enhancers), l’innovation et affinement des facteurs (efficiency enhancers). L’amélioration d‘efficacité est ainsi un paramètre axial dans la conduite, la performance et l’innovation. Premier sous-groupe, les «exigences de base» regroupent la qualité des institutions, les infrastructures, les équilibres macroéconomiques, l’éducation primaire et la santé. Ces paramètres sont qualifiés de «facteurs-clés pour les économies» (key for factordriven economies).
Leur moyenne agrégée place l’Algérie au 49e rang avec une note de 4.68. Elle se situe légèrement au-dessous du milieu du tableau : au 64e rang pour les institutions (avec une note de 3.88), 82e pour les infrastructures (3.00). En matière d’équilibres macroéconomiques, surprise : l’Algérie est au second rang, après le Koweït ! avec une note de 6.41. Ceci dénote l’emprise des critères de performance édictés au milieu des années 1990 par le Fonds monétaire international même après rééchelonnement de sa dette extérieure qui lui a valu tant de coupes claires dans ses budgets socioéducatifs.
Par ailleurs, seul un niveau des réserves de change qui fait d’elle, pour la première fois, un exportateur (et non investisseur) de capitaux l’autorise à réussir à maitriser les deux sacrosaints indices des institutions financières internationales : l’inflation, les prix et la dévaluation du dinar. Enfin, pour l’éducation primaire et la santé, elle se positionne au 67e rang (5.44). Second sous-groupe de paramètres, les améliorateurs d’efficacité (efficiency enhancers) rassemblent l’enseignement supérieur et la formation, l’efficience du marché des biens de consommation, l’efficience du marché du travail, la sophistication du marché financier, les ressources ou la disponibilité technologiques et la taille du marché. Ils constituent «la clé de l’efficacité des économies » (key for efficiencydriven economies). Leur synthèse classe l’Algérie au 97e rang, avec une note de 3.45.
Le détail de ces paramètres donne les résultats suivants en termes de rang et de note :
- l’enseignement supérieur et la formation : 94e, 3.39 ;
- l’efficience du marché des biens : 92e, 3.86 ;
- l’efficience du marché du travail : 124e, 3.62 ;
- la sophistication du marché financier : 127e, 3.06 ;
- la disponibilité technologique : 105e, 2.54 ;
- la taille du marché : 42e, 4.23.
Le troisième et dernier sous-groupe «innovation et l’affinement des facteurs» (efficiency enhancers). – considérés comme la «clé de l’innovation dans la conduite économique» (key for innovation-driven economies) — inclut les deux derniers paramètres : le raffinement des affaires et l’innovation proprement dite. C’est à ce niveau que notre pays enregistre ses plus mauvaises performances : il est au 102e rang, avec une note de 3.11. Nous sommes aux affaires ce que M. Jourdain est à la prose. Une note bien pointée de 3.26 nous plonge dans les abîmes du classement, à la 114e place.
Piètre résultat aussi en matière d’innovation où l’appréciation de notre «capacité d’innovation», grâce à des centres de recherche de haut niveau et de fortes dépenses en recherche et développement, nous situe à la 89e place avec un 2.95. Si, comme l’établit le Forum économique mondial, l’incapacité chronique de notre pays à innover pénalise gravement sa compétitivité économique, quelles peuvent donc être les conditions de l’innovation ?
A ce propos, parmi les «leçons de l’histoire » qui ponctuent «Une brève histoire de l’avenir», la dernière étude de Jacques Attali, quelques-unes méritent d’être livrées au lecteur :
- Transmettre est la condition du progrès.
- Peu importe qui invente une technologie, l’important est d’être en situation – culturelle et politique – de la mettre en œuvre.
- L’Etat autoritaire crée le marché, qui crée à son tour la démocratie.
- Le vainqueur de toute guerre est celui qui ne la fait pas, ou, en tout cas, qui ne se bat pas sur son propre territoire.
- Le temps qui sépare une innovation, même socialement nécessaire, de sa généralisation, tourne toujours autour d’un demi-siècle.
- Nombre d’innovations majeures sont le produit du travail de chercheurs payés sur fonds publics pour chercher tout autre chose.
Il ne s’agit plus de tirer un plus grand parti des avantages comparatifs (possession de matières premières, bas salaires etc.) dans les échanges internationaux. Les bas prix que procurent des salaires (momentanément) bas ne sont plus le seul critère pour l’emporter. L’arbitrage final résulte davantage de la différenciation des produits (encore faut-il en avoir et en quantité !), ce qui suppose de maintenir un processus d’innovation perpétuel permettant de proposer des produits toujours nouveaux en gardant une longueur d’avance. Créativité et réactivité sont donc essentielles.
Course à l’innovation car tout s’accélère. L’industrialisation date de 150 ans seulement ; depuis 60 ans, les services sont devenus prédominants et, désormais, on est entré dans le monde du savoir et de la connaissance. La courbe des savoirs disponibles, qui s’élevait lentement jusqu’aux deux derniers siècles, se redresse fortement depuis et explose depuis peu. Désormais, la connaissance est la ressource stratégique par excellence. Et elle n’est pas du ressort du seul marché ; loin de là. Ses mécanismes ne suffisent pas à assurer un équilibre économique et a fortiori social ou politique satisfaisant.
D’où, toute la force et la légitimité de l’action publique. Accroître la compétitivité de notre pays exige, dans la durée, une élévation de la productivité qui ne peut être obtenue que par une politique industrielle, de recherche et de développement et une gestion active visant à réduire le risque inhérent à l’investissement, moyen privilégié d’introduction des nouvelles technologies. Plus généralement, il est de la responsabilité de l’Etat de créer un environnement favorable à la croissance économique, à la recherche et à l’innovation. L’Etat ouvre la route de l’innovation pour que les autres espaces, notamment l’entreprise, se l’approprient.
Il y a ici, comme ailleurs, urgence à repenser les missions de l’Etat, son organisation, ses modalités d’action. Mais cela suppose d’abord que soit détruit, brisé, mis en pièces et à terre le mur infranchissable de sa légitimité. On se mord la queue, pour revenir à l’éternelle case de départ : pas d’innovation sans liberté et sans concours massifs d’un Etat bien gouverné, donc démocratique et légitime.
Ammar Belhimer