DE L’AMOUR

«Je suis sans courage : la peur m’arrache les mots», Eschyle

Conscient de n’être rien d’autre que l’ombre d’un passant projetée sur cette surface délimitée par des abîmes, il crut sauver sa peau en parlant de Prométhée, du feu et du vautour. En contrepartie positive, comme pour montrer la générosité dans le désespoir commun, elle évoqua, elle, Chiron. Ah, le centaure flamboyant, l’erreur de casting ! Versé dans la connaissance des plantes, en même temps que de la chasse, de la médecine et de la musique, Chiron s’allia à Héraclès dans la lutte de ce dernier contre les centaures.

Le héros le blessa par mégarde. L’onguent que Chiron tenta d’appliquer n’y fit rien. La blessure causée au pied par une flèche ne se guérit pas. Ne pouvant supporter la douleur, Chiron demanda alors aux dieux de lui retirer l’immortalité. Il la légua à Prométhée. Sacrifice suprême ? Oui, en apparence. En réalité, s’il meurt à la place de l’autre, lui qui pouvait ne pas mourir, c’est d’abord pour lui-même. Sa blessure ne guérissant pas et la douleur ne pouvant être apaisée, il redoutait de devoir traîner l’une et l’autre tout au long de la fastidieuse éternité. Plutôt mourir que souffrir sans mourir et tant qu’à mourir, autant que l’immortalité profite à quelqu’un.

C’est une histoire de don d’organes avant l’heure, et avant la lettre. Pourquoi avaient-ils parlé de Prométhée et de Chiron ? Pas forcément par goût de ce que l’ami Ben appelle ironiquement le «discutage», c’est-à-dire ces inévitables et ennuyeuses introductions aux choses sérieuses qui passent par le verbe et, parfois, par le verbiage. Pas de façon délibérée, non plus. Anodine, la discussion était partie de l’amour. C’est le genre de sujet que l’on aborde aux feux rouges, lorsque la circulation peine à avancer. Alors, on se lance : «Au fait, que penses-tu de l’amour ?» Avec un grand A ? Va ! C’est vague, s’étaient-ils exclamés de concert, un peu comme devant une question difficile posée pour un oral destiné à recaler.

Elle avait cité Malek Haddad dont cette phrase, glanée dans l’un de ses romans qui ne sont que des poèmes en prose, l’accompagnait depuis des lustres : «En définitive, l’amour n’est qu’un phénomène littéraire.» Il n’existe qu’à travers les mots qu’on lui prête. Sacha Guitry avait coupé court à toute tentative de spéculation par cette sentence définitive : «Il n’y a pas d’amour. Il n’y a que des preuves d’amour.» Qui, le premier des deux, avait parlé de Cioran ? Ce dernier ne se coupait pas les cheveux en quatre : «Un amour qui s’en va est une si riche épreuve philosophique que, d’un coiffeur, elle fait un émule de Socrate.» Il savait de quoi il parlait, le philosophe. Il raconte qu’un jour, jeune homme amoureux, il surprend sa dulcinée dans les bras d’un autre.

La déception génère une sorte de misogynie. Il tourne les talons et ne peut plus encadrer, sa vie durant, une femme. Trop déçu pour la regarder dans les yeux et suffisamment pour élever son amertume au rang de philosophie et offrir, ce faisant, les plus belles pages sur le désespoir qu’il ait été donné à un homme d’écrire. Léo Ferré, poète pas très joyeux non plus, ne chantait-il pas que «Le désespoir est une forme supérieure de la critique». Le désespoir n’est pas cette passivité du renoncement. Il peut être l’instrument de la lucidité, et même du changement. Un amour qui fout le camp, c’est paradoxalement un moment de grâce pour l’art. «L’art est un pari qui ne se gagne que par la puissance du risque», écrit Hubert Haddad dans ce livre de réflexion remarquable qu’est Le cimetière des poètes. Le rapport entre le désespoir lucide de Cioran et le défi de Haddad ? C’est le décryptage de la tension intérieure transformée en réflexion philosophique ou en œuvre d’art. L’art n’aurait aucune chance d’exister sans l’amour.

L’histoire de l’art est une histoire de l’amour transfiguré, déclinée sur tous les tons, dans tous les genres. D’où vient-il que l’amour, ressort si fondamental pour la création, soit si suspect, si censuré ? Pudeur des sociétés devant quelque chose qui, symbole de liberté, peut miner les règles qui font tenir droit les cohérences et les hiérarchies ? Elle dit : «Il y a aussi que l’amour peut signifier la faiblesse. Il faut donc le bannir pour que, dans un rapport de force, il ne soit pas une arme pour l’ennemi.» Il se souvient avoir vu, dans le temps, un film soviétique qui racontait l’histoire d’un jeune Bolchevique au lendemain de la Révolution d’Octobre. Baignant encore dans l’enthousiasme révolutionnaire, il était préparé à tout, sauf à… tomber amoureux ! Le problème, c’est que si la littérature du parti prévoyait des solutions à quantité de problèmes, sur l’amour, il n’y avait rien.

Et au jeune homme désemparé de s’écrier : «Quelle est la position du parti sur l’amour ?» Gabriel Garcia Marquez, l’écrivain dont deux titres de livres importants comportent si naturellement le mot «amour», a traité du sujet, et de façon magistrale, dans toute son œuvre. Un vrai roman d’amour que l’ensemble des histoires que l’écrivain colombien raconte comme personne. Mais son dernier roman en date, Mémoire de mes putains tristes, porte au zénith le sentiment amoureux qui est, à la fois, l’élévation et la contrition, la spiritualité et la violence.

L’histoire est celle d’un homme qui, pour fêter ses quatre-vingt-dix ans, décide de demander à Rosa Cabarcas, la patronne d’une maison close, de lui trouver une jeune vierge. Il lui arrive l’imprévu : il tombe amoureux de Delgadina. Chroniqueur dans un journal local, flottant désormais «sur des nuages erratiques», il change l’esprit de ses chroniques qui deviennent, quel que soit le sujet, des lettres d’amour pour elle. «Pour elle, je riais et je pleurais de ce que j’écrivais, et ma vie tout entière s’en allait dans chaque mot.»

Arezki Metref

P. S. d’ici 1: A propos de cette polémique sur la levée des couleurs censée inculquer le patriotisme aux écoliers, je me rappelle de cette réaction d’un gamin de 10 ans à qui j’avais demandé, au moment de l’affaire Khalifa, pourquoi il n’aimait pas cette contrainte. Il me répondit textuellement : «Comment ils peuvent nous obliger à ça alors qu’eux, ils volent le pays ?» Le patriotisme enseigné aux petits, ce sont d’abord des modèles irréprochables de patriotes qu’ils peuvent admirer. On en est loin.

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