Acquisitions abusives et sociétés agressives

Le fonds américain d’investissement Blackstone s’est offert il y a peu la prestigieuse chaîne des hôtels Hilton pour 26 milliards de dollars. Désormais, aucune acquisition ne résiste à l’insatiable appétit de ces monstres du capitalisme moderne. Blackstone n’est cependant que la partie visible de l’iceberg. Sur les six premiers mois de 2007, ces fonds ont généré le quart des transactions dans le monde, 35 % aux Etats-Unis.
Bell Canada a été racheté par un consortium mené par le fonds Teachers pour 48,5 milliards de dollars ; le producteur d’électricité texan TXU est passé entre les mains de KKR et TPG pour 43,8 milliards de dollars. Des sommes supérieures au PIB de la plupart des Etats d’Afrique. L’avènement des fonds d’investissement dits de private equity continue à surprendre le monde de l’économie et de la finance. Leur développement menace de signer la fin de la société anonyme par actions et, au-delà, de l’institution boursière. Ce sont les bases mêmes de la civilisation industrielle qui sont ébranlées. Aucune entreprise n’échappe à leur convoitise. Les chiffres sont éloquents : l’an dernier, 716 entreprises se sont introduites en Bourse pour un total de 85 milliards d’euros. Dans la même année, les fonds d’investissement de private equity ont investi dans 7 500 entreprises européennes pour 71 milliards d’euros, chiffre en hausse de 51 %. Ils sont ainsi devenus le moyen de placement favori des investisseurs ; les entreprises elles-mêmes préfèrent devenir leur propriété plutôt que d’aller à la Bourse. Leur procédé : acheter la totalité des entreprises, les sortir de la cote, les redresser à l’écart sans état d’âme. Un procédé assimilé par certains à celui de sociétés agressives par actions qui signerait la fin de l’ère du capitalisme à la Ford. Comment les fonds supplantent- ils la Bourse dans un contexte de liquidités surabondantes ? D’abord, par la simplicité des règles qui organisent leur émergence, aussi simple que tonitruante. Il suffit de la rencontre de quelques détenteurs de quelques millions de dollars de capitaux pour monter un fonds et investir dans la firme de son choix. Dans la pratique, la décision revient aux plus gros comme Blackstone, Carlyle, KKR ou Texas Pacific Group qui détiennent des milliards de dollars. Comment opèrent-ils ? Ils commencent par trouver des investisseurs (General Partners) parmi les banques, les assurances, les grands gestionnaires de retraites. L’argent récolté pour une durée de cinq ans, en général, est investi dans la prise de contrôle total (souvent 100 %) d’un paquet de firmes diversifiées, pour répartir les risques. Le management de la firme est associé de très près au montage et financièrement intéressé, avec, au passage, de grosses commissions sur chaque opération menée à bien. Au bout de trois ou cinq années, une fois l’entreprise redressée, le fonds la cède à d’autres fonds ou l’introduit en Bourse. Il en est alors une alternative provisoire. D’autant que, par ailleurs, les grands fonds eux-mêmes s’introduisent actuellement en Bourse. On rattache souvent le succès des fonds à leur exigence de gestion : refusant d’être des investisseurs passifs, leurs dirigeants agissent comme des nettoyeurs de la jungle capitaliste, traçant les stratégies, élaguant impitoyablement les activités à perte ou peu rentables.. On peut y voir un simple retour à l’ordre naturel des choses : la réhabilitation du capitalisme financier, momentanément supplanté par le «capitalisme populaire boursier». L’apparition de la société par actions avait, en effet, historiquement, cultivé l’illusion que la propriété sociale des moyens de production n’était pas l’apanage du seul système socialiste alors menaçant. Les petits épargnants pouvaient rêver prendre possession d’actions des géants de l’industrie en passant par la Bourse. Ainsi, se trouvait atténuée la traditionnelle mainmise des seules banques sur le capital des sociétés et, croyait-on alors, surmontée la question de la propriété des moyens de production. Les fonds rétablissent justement la toute-puissance du capital financier en occupant une place aujourd’hui abandonnée qui était autrefois celle des banques d’affaires en France, des Merchants Banks en Grande-Bretagne et des banques commerciales en Allemagne, qui avaient des participations nombreuses et significatives dans des entreprises industrielles. La parenté est tellement évidente que les fonds d’investissement sont devenus d’incontournables clients pour les banques d’affaires. Ils leur auraient ainsi versé plus de 11 milliards de dollars de rémunérations diverses l’an dernier. La “financiarisation” de l’économie, le surendettement des firmes, la suppression d’emplois, l’opacité de la gestion, tout cela ne rappelle-t-il pas la crise financière de l’Est asiatique de juillet 1997 ? Il existe certaines ressemblances entre la situation d’alors et celle qui se profile aujourd’hui. Première ressemblance : l’accroissement et l’accélération des flux de capitaux vers les pays en développement (ils avaient été multipliés par six en six ans) et leur stagnation ultérieure. Ce mouvement s’est développé sur la base de primes de risque pays irrationnellement bas. Il en est pareil de nos jours où l’excès de liquidités mondial a débouché une nouvelle fois sur des primes de risque basses, d’un niveau comparable à celui qu’il était alors, et sur une résurgence des flux de capitaux. Seconde ressemblance : il y a dix ans, le FMI et le Trésor américain avaient imputé la crise à un manque de transparence des marchés financiers, sans pour autant aller jusqu’au bout de leur logique pour s’attaquer aux comptes bancaires secrets et aux fonds spéculatifs. Voilà pour les ressemblances. Les deux périodes recèlent néanmoins des particularités. La plus importante est l’enseignement tiré par les pays en développement, aujourd’hui détenteurs d’énormes réserves de devises, de ce qui leur en coûtait d’aliéner les leviers de la souveraineté économique au profit du FMI et du Trésor américain : la mise en place de politiques visant à augmenter les remboursements aux créanciers occidentaux, ce qui avait plongé leurs économies dans de profondes récessions et dépressions. Aujourd’hui encore, pour les pays qui restent lourdement endettés à l’étranger, une augmentation de la prime de risque provoquerait presque certainement des troubles économiques, voire une crise. Les analystes les plus intransigeants, comme Joseph Stieglitz, le prix Nobel d’économie de 2001, se plaisent à souligner que ce n’est pas un hasard si les deux seuls grands pays en développement épargnés par la crise ont été l’Inde et la Chine. Les deux avaient résisté à la libéralisation des marchés de capitaux. Le Japon semble évoluer dans leur sillage. Face aux fonds d’investissements, le nationalisme économique nippon semble être un barrage infranchissable. Lundi 9 juillet 2007, la cour d’appel de Tokyo avait débouté Steel Partners des plaintes qu’il avait déposées contre Bulldog Sauce, à qui il reprochait d’avoir décidé des mesures défensives illégales contre sa tentative de prise de contrôle hostile. Confirmant une décision antérieure du 28 juin, le tribunal a retenu que le fonds “avait montré que son principal objectif était d’empocher des profits par des transactions financières et, éventuellement, par la cession des actifs de la société”. Qualifiant Steel Partners d’”acquéreur abusif”, la cour d’appel de Tokyo a rappelé que “le profit est généré par des activités économiques impliquant, entre autres, les salariés et les consommateurs”. Le dénouement judiciaire avait donné pleine satisfaction à l’assemblée générale des actionnaires qui avait adopté à 83,4 % le plan de défense présenté par la direction. Le patronat japonais, Nippon Keidanren, fait de son côté pression sur le gouvernement pour assortir les fusions de mesures fiscales très contraignantes, les rendant quasiment impossibles. Au même titre que la Chine et l’Inde, le Japon développe un nationalisme économique qui réduit les investissements étrangers à la portion congrue (ils ne représentent pas plus de 2,4 % de l’économie, contre 47,4 % en France).

Ammar Belhimer

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