VIII-Orage de juillet…

Au début, elle n’y croyait pas trop. Sa tante, qu’elle considérait beaucoup plus comme une amie intime, lui avait répété : «L’amour viendra après… Le mariage, la vie commune, les enfants créeront des liens si puissants que le sentiment qui en naîtra sera semblable à l’amour.» Il fallait donner du temps au temps et laisser faire la course des jours et la farandole des saisons.

Il fallait supporter cette présence étrangère, la subir avant de s’y habituer. Se dire, qu’après tout, c’est ça la vie des femmes dans notre pays. Celle de l’immense majorité, ces millions d’épouses soumises qui ne connaissent pas encore la lumière de l’émancipation. Au début, elle n’y croyait pas trop mais essayait quand même. Elle ne pouvait pas refuser l’offre de se marier avec un homme bien placé, choix qui enchantait ses parents. Un vieux couple sans histoires, retiré dans un appartement ensoleillé de Bab-El-Oued et dont la vie était un long moment de silence interrompu, le week-end, par les visites bruyantes de Sandra et de ses petits qui semaient un peu de joie dans ce milieu éploré.

Depuis, les enfants ont grandi et les visites se font de plus en plus rares. Au début, elle n’y croyait pas trop mais donnait l’impression de vivre une vie normale, c’est-à-dire qu’elle essayait de faire semblant, tout en accomplissant les tâches ménagères avec sérieux et dévouement. L’homme, qui la dépassait d’une bonne dizaine d’années, était affable et lui offrait tout ce que pouvait désirer une femme de notre époque : la luxueuse villa, les bijoux les plus éblouissants, les voyages vers les destinations de rêve… Elle s’était laissée couler sans problème dans cette vie facile et avait oublié que l’homme avec lequel elle vivait n’était pas l’homme qu’elle aimait… Cependant, cela ne l’a pas empêchée d’être une épouse parfaite sur tous les plans. Il est vrai que de temps à autre, le souvenir de l’autre amour, le vrai, l’unique, venait comme un vent d’été, vigoureux et plein de sensations, libérer ses senteurs au pied de sa chambre et raviver cette flamme qu’elle pensait éteinte. Alors tout son être s’enflammait et ses sens s’éveillaient à un nouveau printemps qui dévorait chaque parcelle de son corps.

Un amour de jeunesse, habillé de rires et de larmes, tendre et savoureux comme le soleil des plages, comme les déclins vermeils des jours heureux quand le cœur répond au cœur et que les mains s’entrelacent avant d’aller dessiner des béguins fléchés sur le sable… Elle se surprenait à être heureuse, elle qui sait au plus profond de son être que le bonheur n’est pas synonyme de richesses et de belles demeures, ni de voitures somptueuses et de bijoux rares ! Non, elle n’aimait pas l’homme avec lequel elle vivait. Elle s’était mentie à elle-même tout au long de ces années où elle essayait d’apprendre la vie de couple, d’être gentille, douce et présentable…

Pas de scandales, s’était-elle jurée devant la grande glace du salon, un jour que le spleen l’avait envahie, le jour où très précisément elle venait de réaliser que non seulement elle n’était pas heureuse, mais qu’elle était malheureuse… Les enfants, le bel alibi ! Oui, ils méritent tous les sacrifices, toutes les privations, tous les cinémas pour faire semblant. Mais, au fond, elle n’a jamais aimé cet étranger trop poli pour ne pas fumer dans la chambre, trop propre, trop silencieux et qui éteint la lumière lorsqu’il veut exercer son «droit» de mari… Un gars ordinaire qui s’est enrichi trop vite dans les affaires louches du nouveau capitalisme algérien.

Un homme pétri par la fabrique du système qui produit des milliardaires en série dont les richesses fabuleuses s’étalent sans pudeur au milieu de la misère et de la déchéance humaines. Il était le plus fort appui des partis qui appelaient à tuer les terroristes et n’avait pas de mots assez durs pour fustiger les islamistes. Mais le vent a tourné et les modes ont changé. Il est toujours au même parti et soutient sans problème l’amnistie générale.

Il trouve même que les islamistes ont leur côté positif. Il ne mâche pas ses mots quand il s’agit de qualifier les démocrates, les communistes, les opposants et tous «les chiens galeux» qui ne veulent pas voir le pays sortir de l’ornière. Il est avec tous les gagnants. Choisissant toujours d’être du bon côté de la barrière, il ne tient pas à se trouver avec les perdants.

Elle ne l’aime pas parce qu’il représente l’image la plus hideuse de cette nouvelle classe politico- affairiste qui bat tous les records d’opportunisme. Elle ne l’aime pas parce qu’elle sent que les fortunes qui s’amassent devant elle sont le produit des rapines et de la corruption et qu’elles ne valent pas une galette honnêtement gagnée par un ouvrier du port.

Elle ne l’aime pas parce qu’il est à mille lieues de l’adorable jeune homme qu’elle a mis dans son cœur un soir de juillet pour l’y enfermer à jamais. Ce beau ténébreux qui a su la faire rêver par la simplicité de sa vie, sa droiture et son profond humanisme… Parti vers d’autres cieux, il a laissé un grand vide sans sa vie, un immense désert qu’aucune accumulation matérielle ne saura combler. Le bonheur, c’est quoi, lui avait demandé un jour sa tante. Elle a répondu par un long silence, en scrutant l’immense jardin qui s’étendait devant elle… Le bonheur, c’est de se sentir bien. Que l’on soit dans un palais ou dans une masure, c’est cette sensation de plénitude qui vous donne l’impression que vous n’avez besoin de rien d’autre que de la grandeur et la beauté de cet instant.

Le bonheur peut naître de la rencontre de deux âmes sous le soleil de juillet, au milieu d’une forêt de parasols aux couleurs chatoyantes, tout près des rochers où viennent mourir les vagues. Voilà le bijou qu’elle gardera dans sa mémoire et dont l’éclat guidera ses jours et ses nuits, jusqu’au dernier souffle… Au début, elle n’y croyait pas trop et savait que cela se terminerait un beau jour sans regret. Maintenant que ses enfants sont bien installés à l’étranger, elle n’a plus rien à faire dans cet immense palais où les vents du large sifflent leur air lugubre du matin au soir.

Maintenant que le gars, gonflé par l’alcool et la prétention, s’est découvert un autre amour en la personne d’une jeune secrétaire et que ses sorties nocturnes se font plus régulières et plus prolongées, elle n’a que faire de ce paradis pourri. Un monde à l’éclat superficiel, au vernis qui vole en éclats dès que vous y touchez, une espèce de grande illusion qui cache mal la sordidité amoncelée au fil des ans, plante affreuse et ignoble irriguée par des tonnes de mystifications, de malfaisance, de fausseté et d’ignominies. Maintenant qu’elle a fait sa valise, elle peut appeler un taxi.

Et lorsqu’elle monte dans le véhicule, elle n’a même pas le courage de se retourner pour voir une dernière fois l’île aux plaisirs censée avoir hébergé son bonheur imaginaire durant trois longues décennies. Vite, il faut quitter rapidement ce monde de la laideur humaine pour aller rejoindre les siens dans le vieux ventre de la cité, là où vivent les gens ordinaires qui prennent le bus, vont dans les hôpitaux publics et économisent pour acheter une Maruti.

Vite, vers la vraie vie, vers le pays Algérie tel qu’il vit au quotidien ; vite vers le cœur de Bab-El-Oued, avec ses matins ballonnés de bébés qui crient, ses vendeurs ambulants qui chantent, ses voisines qui se bagarrent, son Mouloudia crayonné sur les murs, ce vert et rouge moribond sur les terrains mais debout dans les cœurs… Sa tante, qu’elle considérait comme une amie intime, lui avait dit un jour : «L’amour viendra après…» Elle sait aujourd’hui que c’est faux.

Elle sait que le seul, l’unique amour qui continuera de vivre éternellement en elle est celui qui a résisté à toutes les tempêtes. Reviendra-t-il ? Une pluie fine se met à tomber au moment où la voiture démarre. Le reverra-t-elle un jour ? Des larmes ruissellent sur la vitre… Sandra ne se contient plus. Elle laisse les sanglots éclater comme l’orage qui tombe brusquement sur la cité… Là-bas, les parasols volent dans ce ciel inhabituel pour un mois de juillet.

Maâmar FARAH

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