Avant, c’était comment le Ramadan ?
J’imagine d’ici l’embarras, pas seulement gastrique, du chroniqueur du Soir d’Algérie commentant le Ramadan de l’an de grâce 2047. Qu’écrira donc ce cosmonaute envoyé dans le futur en abordant le «mois de piété et de jeûne pour les musulmans»? D’abord, osons espérer que le titre que vous avez entre les mains existera encore pour le plus grand bonheur des lecteurs, enfants et petits enfants de nos lecteurs actuels et à venir.
Accessoirement, si le titre arrive à braver toutes les chausse-trapes que l’avenir lui réserve, notre envoyé spécial dans le lointain trouvera au moins où publier sa prose subversive mais néanmoins suprêmement intéressante. Cette question virtuellement résolue, l’important est le contenu de ce qu’il voudra et devra partager avec ses azizi qaras, ses très chers amis lecteurs qui seront, si le processus continue à ce rythme, «arabisés» jusqu’à la quinte de toux.
Comme tout plumitif tirant à la ligne et sur tout ce qui bouge, il aura le choix entre trois façons de faire. Soit, il trouve des choses hors du commun à dire sur le Ramadan en cours, celui de 2047. Ce qui n’est pas du tout assuré, vu que ça dure depuis quelques siècles et que le dogme, au lieu de s’attendrir, transforme au contraire ces siècles en millénaires jusqu’à nous renvoyer à l’âge de pierre. Soit, il se projette quarante ans plus tard, comme on le fait hasardeusement ici, et il commence alors ses propos par cette phrase prophétique : «J’imagine l’embarras, et pas seulement gastrique, du chroniqueur du Soir d’Algérie en l’an de grâce 2087.» Soit, il revient quarante ans en arrière et parle de ce bon vieux temps des années 2000 en se fixant spécialement sur le Ramadan 2007.
C’est-à-dire maintenant. Je continue à ressentir le même embarras. Parler, par exemple, du Ramadan de 1967 ? Ou de celui d’aujourd’hui ? Ou encore me projeter en 2047 ? C’est étourdissant ces sauts de quarante ans dans un pays où dix ans suffisent justement à déraciner ce qui met des siècles à se construire. Ça change du tout au tout ? Peut-être. Peut-être pas. Il y aura évidemment des choses différentes à dire dans ce va-et-vient. Le «contexte» se transforme de fond en comble pour laisser, in fine, les mêmes sentiments ressurgir d’un autre âge, d’autres âges, et consolider l’idée déplaisante, et rassurante, tout à la fois, que se joue la même pièce. Oui, souviens-toi, 1967, il y a quarante ans.
Selon, comme disait Picasso, que l’on revoit les choses par le «souvenir», un décor inamovible, ou par la «mémoire» qui transgresse le fait en (re) création, il subsiste ou non les mêmes choses. En 1967, il y a eu la guerre de Juin qui a jeté dans l’opprobre et le désespoir le monde arabe alors tracté par la poussive Egypte de Nasser, ce qui a permis à Israël d’étendre indûment un territoire que ni l’ONU ni aucun pays au monde ne lui reconnaît. On se débat encore dans cette question. Au contraire, avec le soutien des Etats-Unis et de l’Europe, Israël est devenu une puissance coloniale qui s’approprie impunément les territoires arabes tout en courant pour pleurer le premier auprès des pères du monde.
Ça, c’est le souvenir. Pour ce qui est de la «mémoire», on peut trouver quelque charme au Ramadan 1967. Le rôle de la «mémoire» est d’octroyer du charme à ce qui est passé. Cette patine, qui embellit le souvenir, le chroniqueur de 2047 la trouvera dans le Ramadan d’aujourd’hui qu’il évoquera comme celui du passé et peut-être celui d’un âge d’or. Oui, à l’époque pourrait-on se lamenter à haute et intelligible voix, l’intégrisme n’avait pas encore décapé la spiritualité de sa simplicité et de sa sobriété. Il n’avait pas imposé une façon d’adorer Dieu si compliquée qu’on croirait une nouvelle religion. A l’époque, tout était à la portée du croyant tandis qu’aujourd’hui, on lui demande d’être un sportif d’élite dans l’ostentation.
A l’époque, la tolérance était une réalité et si elle existait, ce n’est pas par défaut d’intégristes ou par mollesse de leur activisme mais parce que l’Etat jouait son rôle de protecteur. On ne badinait pas avec les libertés des autres. A l’époque enfin, les Algériens étaient à plus de 90% de la même condition sociale, modeste. Les repas avaient le charme que la fête revêtait chez les gens pauvres et dignes. Les soirées de Ramadan, culturelles avant d’être cultuelles, étaient partagées dans la joie sans jamais être parasitées par les surenchères messianiques des nouveaux convertis.
Mais, l’inflation mise à part, à l’époque aussi, les prix flambaient en quelques heures, toujours au détriment des petites bourses et il n’est pas impossible que, déjà, les commerçants se soient insurgés contre l’ascenseur que prend la mercuriale. Si le chroniqueur de 2047 parlant du Ramadan de 2007 a aujourd’hui entre 10 et 15 ans, nul doute qu’il trouvera du charme au Ramadan de son enfance comme nous en trouvons aux nôtres. Il dira ce que la nostalgie lui dictera et tout ce qui nous paraît, maintenant, approximatif deviendra, passé par le prisme embellissant, presque mythique.
Mais il dira aussi que le Ramadan de cette année-là avait été précédé par des attentats particulièrement sanglants qui avaient consacré l’entrée des kamikazes dans le procès de la violence politique en Algérie. Il ne pourra pas non plus passer sous silence la flambée des prix, vieux marronnier, et les immuables communiqués d’indignation des commerçants et de compassion du pouvoir comme autant de déclarations d’amour platoniques.
Causez, causez ! Si, en 1967, on avait dit au chroniqueur d’Alger, ce soir (je ne sais même pas, s’il existait encore ! ce canard fulgurant ; on me dit que non !), d’écrire un truc sur le Ramadan de 2007, il n’ aurait pu deviner que le ministre des Affaires étrangères d’alors serait président du pays, qu’il y aurait un tas de partis uniques, qu’un attentat normal de kamikaze viserait le président de la République et que, enfin, deux ministres se rejetteraient la patate chaude de la pénurie de pomme de terre. On l’aurait pris pour un fou.
De même qu’on me prendrait pour un fou si je vous prédisais qu’en 2047, vous auriez, chers croyants, une «démocratie spécifique», c’est-à-dire une «démocratie» menée par des dictateurs au petit pied, que la pomme de terre ressemblerait au chou fleur et que pour passer le temps en attendant le ftour, nous pourrions tous essayer la trajectoire balistique de nos kalachnikovs sur les plaques de sens interdit. A moins qu’on se réveille avant shor !
Arezki Metref