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19 juillet 2008

VII.- Dans la Lumière algérienne…

Ecrit dans : Chronique d'un été méditerranéen

Ami, es-tu aussi fou que moi pour attraper le vrai bonheur, par un beau soir de juillet, en t’oubliant dans les bras e la Méditerranée ? Dans les méandres de l’oubli, dans le pli des temps, dans le fond de tes yeux absents, dans le souffle du vent et dans le vent de ton souffle, je regarde passer tendrement les jours et les nuits, la lune et les étoiles et je crois voir, les soirs d’été, quand le ciel se souvient et ouvre son rideau sur l’immense scène des souvenirs ; je crois voir une petite fille, la jupe rouge que tu aimais, ton chemisier blanc et ta grosse ceinture à la Sheila, tes bottes de cuir ; je crois voir dans le miroir des vagues, dans le reflet des nuages étourdis, une chevelure blonde emportée par la brise, et la chanson qui va, et la chanson qui vient, et la chanson qui meurt dans ton silence…

Je crois l’entendre encore, du haut de la falaise où tu m’as dit ce que l’on ne dit qu’une fois ; je crois que ses paroles résonnent encore pour d’autres amoureux qui sont là, près des récifs où je t’ai dit ce que l’on ne dit qu’une seule fois ; je crois qu’elle ne s’en ira jamais la chanson de nos premières passions, ainsi que ses belles paroles qui ont papillonné comme les mouettes d’en bas, comme les pépites de l’eau éclatée par les récifs…

«Et voilà que sur le sable
Nos passés passent déjà
Je suis seul à la table
Qui résonne sous mes doigts
Comme un tambourin qui pleure
Sous les gouttes de la pluie…»

Quand la falaise m’appelle, j’entends ta voix répéter ces mêmes paroles et j’entends la même musique qui revient, surgie du fond de l’océan, pour habiller les jours fades du présent de cette couleur unique de l’amour, pour donner à notre vie égarée dans les zigzags de la médiocrité, de nouvelles raisons d’espérer… J’y reviens alors. Et, sous la silhouette majestueuse du phare levé comme un point d’exclamation en haut de la colline de pierre, j’oublie les tracas du quotidien, les rumeurs de la cité et la course folle des gens ! Ils ont de la chance eux qui savent résister à l’appel de la Grande Bleue et qui s’en vont à travers le chemin éclairé par les fausses lueurs d’un bonheur commun, quelconque, conçu dans les laboratoires du prêt-à-penser, prêt-à-consommer ; une conception du bonheur concoctée par l’alchimie des nouveaux magiciens qui inventent la félicité à la chaîne, pour chaque catégorie sociale, chaque tranche d’âge, chaque sexe…

Le voilà, le vrai bonheur, nous disent-ils : tu trimes toute ta vie comme un esclave, tu t’entoures de biens matériels que tu vas passer le reste de ton existence à rembourser, tu prends quinze ou trente jours de vacances pour aller vivre dans des palaces de plus en plus beaux, de plus en plus luxueux qui te donneront l’impression d’être le pacha d’Istanbul, mais au fond es-tu heureux ? Non, la question n’est pas là… Il n’y a même pas de question : on ne te laissera jamais le temps de te la poser. Alors, quand j’y vais comme un dingue, attiré par l’appel de la Grande Bleue, j’ai l’impression d’avoir échappé à leur cirque, mais pour combien de temps ?

Je reste de longs moments à dominer le spectacle unique de l’océan houleux, le regard plongé dans les profondeurs marines, écoutant religieusement la complainte des vents qui passent sans trop s’attarder sur cette petite langue de terre perdue dans l’eau. Et de loin, je vois ma ville comme elle était : un poème qui se récite comme une déclaration d’amour. Mais qu’en reste-t-il aujourd’hui ? La férocité des hommes a enlaidi les espaces verdoyants de jadis pour y planter l’arrogante et affreuse balafre du béton et généraliser cet art dont ils sont passés maîtres : la hideur. Ils le cultivent avec la même ardeur que d’autres mettraient à bâtir des Å“uvres impérissables.

Ces horreurs resteront malheureusement comme le témoignage d’un immense gâchis, d’un incroyable chaos qui a renversé les valeurs et qui aura été une formidable aubaine pour ceux qui sont les plus malhonnêtes, les moins instruits, les plus prétentieux, les plus pervers, les plus hypocrites ! Le silence est d’or, disait-on ! Aujourd’hui, il est le signe le plus probant de la lâcheté. Les gens se taisent, s’en foutent. Le monde peut s’écrouler devant leur porte, ils continueront de se cloîtrer chez eux et ne tenteront même pas de voir, à travers les persiennes, ce qui se passe dehors.

Pourvu que je sois épargné ! Pourvu que ma petite affaire, mes sous, ce que je possède — peu ou beaucoup — ne m’échappent pas ! La peur est revenue, et pas seulement au ventre ! La grande peur est là, dans les yeux qui fuient, dans les silences gênés qui s’installent soudainement lorsque vous abordez les sujets qui fâchent ! Pardon, j’ai un rendez- vous important ! Oh, zut, c’est l’heure de la prière ! Va, cours à ton rendez-vous, cours à ta prière : c’est plus important que de dire la vérité, de dire tout haut ce que tu penses ! Les tables ont des oreilles ! Alors, ne dis rien… Va, cours, mange et tais-toi ! Dans ce climat de suspicion et de terreur intellectuelle, les plus lâches ont tiré le bon numéro encore une fois. Comme d’habitude.

Je les vois s’entretuer presque pour arracher le billet gagnant à la prochaine braderie : de nouvelles élections ou des promotions qui permettront à quelques sans-grade soumis d’accéder au cercle restreint des intouchables ! Allez-y ! Pas pour nous représenter, hacha ! Mais pour applaudir vos maîtres et grignoter quelques avantages !

Allez-y, mais ne vous massacrez pas entre temps : il y aura de la place pour tous et si les premiers rôles sont pris, contentez-vous de ceux que l’on vous offre : clowns de pacotille dans les cirques de la contrefaçon, vous aurez toujours quelques os à ronger ! Quelle folie, mon pays ! Tu enrichis les médiocres et tu glorifies les dégonflés ! Sommes-nous tombés si bas ? C’est près de la mer que je rencontre ma ville et l’Algérie des temps cléments où l’argent n’avait pas encore tout pourri.

En cette belle journée de juillet, pas trop chaude, et sous ce soleil capiteux qui n’existe nulle part ailleurs, j’invite les rares rescapés du naufrage généralisé à se réunir, à se rassembler sous un chapiteau où l’on déclamera des poèmes, ou l’on écoutera Brel, Abdelhalim ou Fergani, peu importe, où l’on lèvera nos verres à l’Algérie perdue, à cet immense océan d’amour, de fraternité, de tolérance, cette terre de sécurité et de rencontres où tu partais, mon ami, un sac au dos et la guitare en bandoulière pour arpenter des terres accueillantes !

Allez, dressons un grand chapiteau où il n’y aura ni clowns, ni dresseurs, ni redresseurs d’ailleurs, ni spectateurs, ni spectacle : juste une marée de frères et de sœurs qui chanteront les hymnes du passé, pour planter des étoiles dans les têtes de nos enfants qui ne rêvent plus… Ou si : qui ne rêvent qu’au départ définitif ! La mer donne des idées d’évasion à tout être normal, et si vous vivez dans cette grande géographie de la malvie qu’est l’Algérie, elle vous donne même l’idée de partir pour de bon ! Bizarre : mais moi, c’est quand je vois la mer que j’ai envie de rester.

De vivre et de mourir ici, de ne jamais être autre chose qu’un simple Algérien, seulement un Algérien. Une autre nationalité serait vraiment de trop ! Le bonheur, c’est peut-être l’amour absolu, insensé, maladif, de ces rivages… Se sentir bien ici est un sentiment réservé à quelques rares privilégiés qui n’ont pas besoin de courir le monde à la recherche de la félicité, ni de châteaux en Suisse ou de propriétés en Ecosse pour se sentir pleinement heureux ! Puisse ce bonheur — qui me fait abhorrer les voyages (je serais malheureux loin de cette Lumière algérienne) — t’atteindre, mon ami ! Mais es-tu aussi fou que moi pour le saisir, un soir de juillet, en t’oubliant dans les bras de la Méditerranée ?

Maâmar FARAH


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