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24 juin 2008

De Bengana à Chalabi

Ecrit dans : Décodages

Une lecture des années 1970, The Nation, un vieil hebdo de la gauche américaine, s’intéressait dernièrement au destin très particulier d’Ahmed Chalabi. Cet Irakien exilé aux Etats- Unis du temps de Saddam Hussein a été extirpé des laboratoires de la CIA pour apporter l’accent exotique nécessaire à l’emballage idéologique justifiant l’invasion de son pays d’origine.

Ahmed Chalabi n’a rien de spécifiquement irakien ; même son nom indique bien qu’il aurait pu être originaire de n’importe quel autre pays arabe. Il est le parfait produit d’une classe sociale pervertie, totalement dévouée aux intérêts étrangers et dont les mailles de prédation n’épargnent plus aucune activité rentière, avec une prédilection certaine pour le pétrole dont regorge le désert arabe.

L’article de The Nation, intitulé The Lobby Chalabi(*), relève à juste titre que sans l’invasion de l’Irak, Chalabi en serait encore à glander entre quatre murs dans ses bureaux de granit de l’immeuble moderne, 1801 K Street à Washington ; il aurait croisé à pied le gardien de sécurité et marché jusqu’à l’ascenseur qui le monte au neuvième étage.

Le bureau où il se sentait le plus à l’aise appartenait à Black, Kelly, Healey & Scruggs (BKSH), l’une des plus puissantes sociétés de lobbying aux Etats-Unis qui dépend de la centrale de relations publiques Burson- Marsteller. Ses visites à la BKSH, une société d’élite, sont devenues plus fréquentes depuis la fin des années 1990, date qui correspond à l’affectation de fonds par le Congrès US au profit de l’INC (le parti du Congrès national irakien).

The Nation le décrit comme «un astucieux Arabe irakien issu d’une famille de banquiers chiites», chef du Congrès national irakien (INC), un insignifiant groupuscule mis sous les feux de la rampe par la CIA pour fabriquer de fausses histoires sur la terreur et les armes, bien virtuelles, de destruction massive de Saddam Hussein. «Une campagne entièrement financée par l’argent du contribuable américain».

Il faut dire que l’homme a bien soigné son image pour la circonstance : «Son anglais aux accents épais ajoutait à son charisme» et suffisait presque à faire de lui un expert crédible et incontournable de la question irakienne. Il faut dire aussi que cette «tête de mule a réussi à vaincre le scepticisme des diplomates américains les plus chevronnés».

Ces derniers savaient tout sur son passé trouble : le détournement des fonds d’une banque à Amman et sa condamnation par contumace par les tribunaux du royaume de Jordanie ; ils savaient aussi que la CIA l’avait déclaré «infréquentable» et coupé tout lien avec lui, après avoir «travaillé avec lui» pendant des années.

BKSH est un groupe légendaire de lobbying républicain monté par Charles Black Junior, l’un des stratèges politiques de ce parti, ancien conseiller des présidents Ronald Reagan et George H. W. Bush ; il est aujourd’hui conseiller principal de l’état-major de campagne du candidat à la présidence John McCain qui était luimême bailleur de fonds de Chalabi tout au long de 1991.

Au sens états-unien du terme, une société de lobbying se charge, entre autres, de la mise en relation publique et d’affaires, par l’organisation de rencontres, de séminaires, de conférences de presse auxquels elle assure une large couverture médiatique. A ce titre, BKSH percevait du gouvernement US 200 à 300 000 dollars par an pour promouvoir et vendre l’image de l’INC.
La dernière semaine d’octobre 2003 avait été particulièrement sanglante à Bagdad. Des tirs de roquettes avaient rasé la vieille mosquée Al- Rashid au moment même où Paul Wolfowitz, le faucon du Pentagone passé à la tête de la Banque mondiale où il avait été confondu pour corruption et évincé, effectuait l’une de ses rares visites. Des attentats avaient également ciblé l’immeuble de la Croix-Rouge internationale.

C’est le moment choisi (mercredi 29 octobre) pour honorer BKSH et le Congrès national irakien en reconnaissance de l’efficacité de leur travail pendant la période précédant l’invasion lors d’une cérémonie de remise des prix, organisée à Londres, où plus de 1000 invités de la crème de l’industrie de conseils en «relations publiques» — traduisez de contacts et d’influence — étaient réunis dans un palace : le Grosvenor House Hotel. L’œuvre de Chalabi y a été spécialement primée pour «son importance particulière».

Le descriptif des trophées distribués n’indique pas que leur financement avait été entièrement à la charge du gouvernement des Etats-Unis et, encore moins, que le prix d’excellence attribué à BKSH l’autorisait à réclamer sa part de l’énorme gâteau que représente la nouvelle entreprise de reconstruction de l’Irak.

Qui détruit reconstruit, aux frais du propriétaire ! Chalabi sur place, sur le terrain, BKSH monnaie le même régime de lobbying en direction des prétendants à la manne irakienne. Elle assure aux chefs d’entreprise le contact idoine pour leurs contrats. C’est le cas d’Albert Huddleston, son client de longue date, un Texan du pétrole et fervent partisan de George W. Bush, par ailleurs fossoyeur du sénateur démocrate candidat en 2004, John Kerry, sur lequel il avait jeté le discrédit en insinuant qu’il n’avait pas effectué son service militaire.

Sa fille a travaillé à la Maison Blanche pour la Première dame Laura Bush. L’intérêt de Huddleston pour l’Irak coule de source : assurer à sa société, Ressources Hyperion, une bonne position lorsque les vannes du pétrole avaient été ouverts. Et c’est tout naturellement BKSH qui peut l’aider en passant par Chalabi.

Il ne faut surtout pas croire que l’Irak est un repaire de traîtres dans un monde arabe maître de son destin. Nous aussi, nous avions et avons encore nos Bengana, tribu légendaire évoquée par Mostefa Lacheraf dans Algérie, nation et société. Au moment de la révolte d’El Mokrani, le 18 mars 1871, c’est-à-dire hier, elle jurait dans une adresse au gouverneur général : «Nous sommes les plus anciens serviteurs du gouvernement français…

Nous continuerons comme par le passé à accomplir notre devoir avec le dévouement le plus complet, avec les intentions les plus pures, tant que le gouvernement français subsistera en Algérie : en vint-il même à n’y être représenté que par un seul de ses nationaux, nous resterons vis-à-vis de lui dans la soumission la plus complète. »(**) C’est Lacheraf qui le souligne.

De nos jours, on appelle cela «aliénation», «dépendance », «extraversion», mais le fait est toujours là et participe à donner de nous l’image de peuples d’énuques asservis par de petits potentats déflorés par de puissants maîtres étrangers.

Le cas de Joseph Fritzl, l’Autrichien de 73 ans, électricien à la retraite, qui a défrayé la chronique le printemps dernier pour avoir emprisonné dans une cave sa fille pendant 24 ans, avec six enfants issus de sa relation avec elle, suggère une pathologie bien indiquée pour qualifier ces potentats. Pour le psychiatre autrichien Reinhard Haller, le suspect «doit avoir eu l’impression qu’il était supérieur aux autres». Sigrun Rossmanith, expert psychiatre auprès des tribunaux, pense qu’il est «manifestement un dominant ».

«Si la cave était taboue pour sa femme et les (autres) enfants, et qu’on leur a répété et répété, alors ils n’ont pas osé aller vérifier quoi que ce soit», explique-t-il. «Si quelqu’un a le pouvoir et l’impose à quelqu’un d’autre, alors sa parole est comme la parole de Dieu.» Selon les expertises psychiatriques, il exerçait probablement une forte domination psychologique sur sa famille. Josef Fritzl s’est défendu d’être un «monstre». «Je ne suis pas un monstre. J’aurais pu tous les tuer et il ne se serait rien passé et on ne l’aurait jamais su», a-t-il ajouté. «L’abîme entre le savoir et le pouvoir agissant est peutêtre plus large et plus vertigineux qu’on ne le croit», disait Nietzsche. On est, pour une fois, tenté de le croire.

Ammar Belhimer

(*) The Nation, Challaby’s Lobby, 21 avril 2008
(**) Mostefa Lacheraf, Algérie nation et société, Sned, Alger 1978, p. 60.


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