Un Djaout tombe, dix Djaout se lèvent !
Ecrit dans : Ici mieux que là -bas
Notre ami Nadjib Stambouli a écrit quelque part que pour les proches de Tahar Djaout, il y avait un «avant» et un «après». Les détonations des balles qui lui ont déchiré le cerveau avaient frappé, pour emprunter l’image à Camus, comme trois coups irréversibles à la porte de nos destins.
A dater de là , c’est comme si un lien que l’on croyait insécable s’étant rompu, des amarres brisées sous une grande brutalité, nous étions condamnés à errer dans le cosmos à l’instar de capsules détachées de leurs vaisseaux pour tourner dans le vide sidéral. Même dans nos pires cauchemars, nous ne pouvions imaginer qu’il se trouverait une main criminelle prête à tirer sur Tahar Djaout sans trembler devant son regard plein de bonté et d’intelligence. D’où sortent ces monstres froids qui, pour des raisons que nous avons encore du mal à identifier, pouvaient rester insensibles dans leurs macabres besognes à tant d’humanité ? Qui a fabriqué ces mutants, et avec quoi ? Quel esprit diabolique a fait usiner les pièces de ces machines à tuer ?
Quinze ans plus tard, les jeunes d’aujourd’hui doivent peut-être considérer la tragédie qui s’est jouée dans un parking de Baïnem le 26 mai 1993 au matin comme de la préhistoire sur laquelle il vaut mieux tourner la page. Désir d’oublier la douleur ou bien, plus probablement, effet de cet effacement progressif de la marque imprimée par Djaout (intelligence, honnêteté et liberté) à une façon d’être de l’intellectuel dans une sphère dominée par l’asservissement au politique et au militaire, par la reddition à l’intégrisme et par l’abdication des principes d’autonomie par rapport aux hégémonismes ?
La stratégie d’effacement semble aboutir, du moins provisoirement, puisque, en faisant passer les victimes pour les bourreaux et vice-versa, en faisant retourner la partie réversible des sphères anti-intégristes en bouteflikistes vilipendant les «éradicateurs» comme fauteurs de guerre civile pour adouber les terroristes d’hier comme des forces représentatives du peuple, l’histoire écrite par les vainqueurs voue à l’amnésie, et même à l’opprobre, ces hommes qui, comme Djaout, sont tombés pour une certaine idée de l’Algérie, digne, libre, rationnelle et créative.
Aujourd’hui, dans la déliquescence des valeurs que nous défendions avec Djaout et d’autres, tout cela ne semble plus rien dire. L’alignement sur le chef suprême de beaucoup parmi ceux qui, acquis corps et âme aux chefs d’alors, faisaient preuve d’un zèle anti-intégriste, pourrait les conduire presque à s’excuser de ce qu’ils avaient donné à penser. Le reniement n’est pas une maladie incurable, on le sait. Il se guérit avec n’importe quel privilège occasionné par de nouvelles allégeances.
On est en plein dedans. Oui, ils sont devenus fous! En ce troisième jour de sirocco, nous ne savions pas que nos vies allaient basculer. Nous ignorions que le drame qui nous frappait, et qui donnait à penser à beaucoup qu’une fois quelques listes liquidées, on en reviendrait vite à la quiétude d’antan, préludait au chaos sanglant qui, d’une certaine manière, quinze ans plus tard, continue à agiter les démons de la violence et de la mort. Mardi 25 juin 1993, Tahar Djaout me prévient qu’il arriverait au journal le lendemain un peu plus tard que d’habitude. J’y étais, pour ma part, ce mercredi 26 mai, beaucoup plus tôt que de coutume. Avant d’aller à la rédaction rue du 19-Mai, je récupère les quotidiens chez le kiosquier de la rue Pasteur. Je les ouvre dans le bureau que je partageais avec Tahar Djaout.
Nous nous y étions installés cinq mois auparavant. Il m’avait demandé de choisir la table. Ça m’était égal ? Il avait pris la plus petite et ce sera toujours le bureau le mieux rangé de tout le journal. J’emprunte le couloir sombre de cet appartement qui nous sert de siège. Dans la pièce où est installée la photocomposition, seule une des clavistes était là , déjà penchée sur son micro. Le journal était sorti de l’imprimerie du centre, au Caroubier, dans la nuit. Tahar y avait publié ce qui devait être son dernier article : «La famille qui avance, la famille qui recule ». Cette chronique a son histoire.
D’abord, lorsque nous nous étions attelés à réunir une équipe pour faire Ruptures, nous avions décidé de solliciter certaines plumes connues et de les prendre à contre-emploi. Nous avons demandé à Rachid Boudjedra de tenir une chronique politique. Ce qu’il fit, du moins dans les premiers numéros. Par la suite, nous avons décidé avec Abdelkrim Djaâd, qui était le directeur de Ruptures, de confectionner une chronique maison dans laquelle nous allions écrire alternativement Djaout et moi-même.
Le titre était tout trouvé : «Relais». Nous nous concertions, bien entendu. Quand nous lui avions demandé sur quel sujet il allait écrire, Tahar avait répondu qu’il avait été frappé par le terme de «famille» utilisé par le président du HCE, Ali Kafi. Nous sommes dans cette période post-traumatique de l’après-assassinat de Boudiaf.
Belaïd Abdeslam, battu aux élections par un candidat du FIS, est néanmoins le Premier ministre tonitruant, qui, implicitement, délivre des certificats de «trucidation» en fustigeant les laïco-assimilationnistes. Il suffisait juste d’aligner le viseur sur la même mire que son doigt accusateur. Son ministre des Cultes, Sassi Lamouri, ancien intégriste racheté pour un strapontin, se plaint à la télévision qu’on tue des policiers «alors qu’ils ne sont pas tous communistes ».
Quelques jours auparavant, nous avions abrégé la conférence de rédaction pour assister aux funérailles de Djillali Liabès. Dans ce brouillard politique où ne pouvaient se guider que ceux qui disposaient des infrarouges des officines, le HCE d’Ali Kafi et Khaled Nezzar entreprend des consultations avec la soixantaine de partis politiques regroupés, pour cette occasion, par «familles». D’un côté, il y avait la pléthore de clones du FLN et de l’autre une mince pellicule de partis démocrates.
C’est ce dialogue surréaliste qui a inspiré à Tahar Djaout cette chronique sur les familles qu’il ne verra jamais imprimée. La sonnerie grêle du téléphone me surprend. Au bout du fil, c’est D…, avec qui nous avions autrefois travaillé à Algérie- Actualité. L’interlocuteur habite la même cité que Tahar Djaout, au pied de la forêt de Baïnem. Dans le grésillement de l’appareil, j’entends :
- On vient de tirer sur Tahar.
- Quand, où ?
- A l’instant, il est encore étalé sur le parking.
A un long silence succède ce son saccadé qui indique que la communication est coupée. Puis, tout va très vite. Nous essayons de localiser Djaout. Il est à l’hôpital de Baïnem. Nous nous y rendons, toute l’équipe de Ruptures. Le médecin nous reçoit, Djaâd et moi-même, pour déplorer que Tahar soit déjà mort cliniquement et que la médecine n’y puisse plus rien. Dans cette cour d’hôpital où nous allions vivre dix longs jours, tout remonte.
Qu’est-ce qui a fait de ce garçon d’Oulkhou, grandi à La Casbah d’Alger, ce symbole avec l’agonie duquel vibrent des millions d’Algériens ? Dans sa vie comme dans une œuvre en devenir, Tahar Djaout s’accomplissait simplement, naturellement, en négation pensante et agissante d’une Algérie prostrée sur les deux versants du même immobilisme historique. D’un côté, il tenait en suspicion ce pouvoir figé, habile à s’autocélébrer, incapable d’une autre alternative que son maintien.
De l’autre côté, plus corrosif et d’autant plus pernicieux, découlant des manipulations des idéologies et de la religion par le pouvoir des recoins obscurs, l’islamisme politique surgit pour aller plus loin dans la surenchère islamo-nationaliste. Le second s’est niché dans les satrapies du premier : l’identité et ses corollaires, l’école, la culture, les langues, la création…
Avec une tranquille lucidité, une opiniâtreté quotidienne, Tahar Djaout se construisait, sans s’en douter, comme cette source de lumière qu’il fallait étouffer. Ce sont des dizaines de vies qui, ce jour-là , se sont éteintes avec la sienne. Pour autant, les autres n’ont pas gagné.
Car, même si aujourd’hui, tous les signaux paraissent s’affoler devant le recul des forces du progrès, de la démocratie et de la tolérance, rien n’est perdu. Les récentes grèves de lycéens montrent que le potentiel de lutte reste intact dans la jeunesse. Parmi ces jeunes, à n’en pas douter, il y a de futurs Tahar Djaout qui rallumeront pour eux et pour le pays ces lumières que les assassins croyaient avoir définitivement bannies.
Arezki Metref
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