LA CARAVANE EST PASSÉE, MAIS NOUS CONTINUERONS D’ABOYER !
Ecrit dans : Chroniques d'un terrien
Les désillusions qui se sont accumulées au fil des mois et des ans, les persistantes ritournelles répandues par les mêmes milieux, la placide indifférence d’un système bâti dans le roc et qui résiste à toutes les tempêtes, le sentiment profond, injuste et révoltant d’avoir été floués, la résurgence du même parti unique sous différentes formes et couleurs et cette terrible répétition des mêmes vivats, des mêmes panégyriques, des mêmes courbettes et des mêmes lâchetés ; tout cela finit par abattre vos certitudes et vous donner cette lamentable impression de verser de l’eau dans un immense océan ou d’aboyer comme un chien de douar qui hurle au premier bruit entendu à des kilomètres à la ronde.
Oui, ils ont eu raison : la caravane est passée et nous avons aboyé très fort.
Mais, ce dont ils ne se doutaient pas, c’est que nous continuons d’aboyer. Et nous continuerons d’aboyer ! Où sont passés les hommes de mon pays ? Les braves, les farouches, les rebelles, les libres, les indomptables, les indociles, les irréductibles ? Les grands qui disent de temps à autre «non» aux choix idéologiques en rupture avec les valeurs de Novembre, non à la paupérisation des masses, non à la lente et tragique décomposition d’une société dont on brouille chaque jour les repères.
Après la disparition du 19 Juin comme date historique d’un redressement qui a donné à l’ouvrier sa dignité et aboli le statut de khammès ; après avoir gommé un phare de l’histoire rayonnante de ce pays et mis petit à petit l’homme des grands acquis révolutionnaires, Boumediene, aux oubliettes, voilà que l’on nous propose d’effacer l’autre sursaut d’honneur de tout un peuple et de ses élites éclairées contre l’obscurantisme et la terreur intégriste, sur l’autel d’une obscure et abusive amnistie qui serait tout au plus une effrayante amnésie.
Nous ne voyons que silence, reniements et abandons. Et les quelques voix qui s’élèvent pour défendre une hypothétique liberté et une non moins virtuelle démocratie, évitent le débat idéologique, au moment même où les peuples européens se réveillent d’une longue léthargie pour nous lancer des signaux avertisseurs : «Faites attention ! Voyez ce qu’a fait de nous le libéralisme outrancier ! Ne vous laissez pas faire par les tentations du capitalisme sauvage qui abandonnera les plus faibles d’entre vous sur la route, pour remplir les poches déjà pleines aux as !» Pourquoi éviter le débat idéologique ? Ne saisissez-vous donc pas l’appel lointain du peuple bolivien qui vient de marcher pour la nationalisation des hydrocarbures ?
Quant à ceux qui n’étaient pas encore nés ou qui étaient sur les bancs d’école durant les années soixante-dix et qui veulent refaire l’histoire de cette ère dorée au gré de leurs fantasmes, transformant cette Algérie-là en un immense goulag, nous leur répondrons qu’à cette époque et au-delà de toutes les insuffisances, et même des excès, le projet révolutionnaire et socialiste mis en place était soutenu par la majorité du peuple qui le considérait comme une étape incontournable pour asseoir les bases d’une économie prospère dont les bienfaits profiteraient à la majorité des enfants de ce pays et non à une minorité de «tchi-tchi» ne connaissant de leur pays que l’aéroport de Dar-El- Beïda !
Que cessent donc les tentatives de noircir l’une des pages les plus glorieuses de l’Algérie postindépendance ! D’autres, pour assouvir je ne sais quel esprit de revanche de classe, s’en prennent à tous les acquis de cette période inoubliable dans une systématique remise en cause des précieuses conquêtes sociales arrachées par la classe ouvrière ! Le scandale des allocations familiales, dénoncé à juste titre par Mme Hanoune, n’est pourtant que la partie visible de l’iceberg.
La bourgeoisie revancharde a encore devant elle de longues tâches à mener pour effacer les victoires du Boumediénisme. L’ouvrier et le paysan, bien esseulés aujourd’hui, subissent l’opération d’appauvrissement la plus spectaculaire de ce siècle. Ils sont réellement isolés car les partis et les intellectuels semblent préoccupés par des questions autrement plus «sérieuses». Pourtant, la démocratie ne servirait absolument à rien si elle devait se limiter à contenter les appétits de pouvoir des uns et des autres, sur fond de féroces luttes de clans pour des intérêts économiques sordides, loin de la dure et amère réalité sociale qui plonge tout un peuple dans les affres du dénuement. Alors, qui défend les travailleurs, les chômeurs, les faibles et les opprimés ?
Quand les représentants des travailleurs se mettent à nous chanter l’éternelle rengaine des «intérêts supérieurs de la Nation», quand les élites politiques s’inquiètent beaucoup plus de leurs coopératives de construction de villas avec le gazon off course, quand les journalistes courent derrière une liberté abstraite et se détournent de la défense des intérêts des travailleurs et des catégories les plus faibles, au nom de je ne sais quel pragmatisme néo-bourgeois, il ne reste plus que quelques voix perdues dans le désert d’une quiétude confortablement assise sur une montagne d’apathie, pour gueuler à perdre le souffle.
Pourtant, au détour d’une phrase de ces rares plumes qui n’ont pas vendu leur âme à Khalifa ou aux autres, dans l’éclat de la voix de Louisa, dans le regard désabusé de l’ouvrier d’El Hadjar ou du mineur d’El Ouenza «recolonisés » avec la bénédiction de leurs représentants, dans les rancunes accumulées par les enfants des (nouveaux) chouhada, dans les convulsions d’une Algérie rurale au bord de l’asphyxie, dans la juste sentence d’un juge honnête condamnant la sale race des corrompus, dans la détermination d’un membre du Cnapest à rester debout, dans le regard généreux de Ghoul Hafnaoui, et même dans l’absence de l’omniprésent Benchicou, il y a comme des signes révélateurs d’une volonté inébranlable de ne pas mourir bêtement, de résister, de retrouver un peu de cette lumière algérienne qui a guidé les pas des héros au fil des ans !
Jadis, on jetait au cachot ceux qui produisaient des idées subversives. Entendez par là ceux qui n’étaient pas d’accord avec le roi ou l’empereur. Aujourd’hui, voyez-vous une différence notable avec les pratiques du passé ? Chaque mardi, dans la République algérienne démocratique et populaire, des procès d’un autre âge se déroulent dans l’indifférence générale.
Mais il y a une indifférence plus blessante que les autres, c’est celle qui va aux limites de la veulerie : il n’y a pas plus lâche que de tirer sur une ambulance… Vous auriez pu gagner quelque respect en vous taisant, à défaut de gravir les marches de l’honneur en vous solidarisant avec un confrère bafoué ; mais en l’attaquant bassement, vous rentrez mains et pieds liés dans une geôle plus sinistre encore, celle de la trahison !
Impassible, l’histoire observe objectivement tout le monde, mais son jugement sera rendu plus tard. Dégagée des pesanteurs du pouvoir, des intérêts mercantiles et de la vilenie des plumes «Couche-toi Rex !» elle dira toute sa vérité pour rendre à Boumediene ce qui appartient à Boumediene. Quant à nous, frêles nacelles ballottées par le vent des sentiments dans le ciel rébarbatif des matérialistes, barques chétives poussées par la houle de la nostalgie dans l’océan froid des calculateurs, nous continuerons d’être fidèles à la parole donnée, à l’écrit enflammé d’une autre époque.
Non, rien, ni hier, ni aujourd’hui, ni demain, ne nous fera écarter du rêve de Boumediene ; non, rien, ni hier, ni aujourd’hui, ni demain, ne nous fera dévier de nos convictions et nous ne serons jamais des adorateurs de l’exploitation de l’homme sous quelque couleur qu’elle se présente ! Libres aux unions des travailleurs et des paysans et même au FLN de vibrer aux nouveaux discours de droite, à mille lieues de leurs serments passés, ce rêve continuera de nous habiter et chaque 19 juin, jour férié pour tous les révolutionnaires du monde, nous lèverons nos yeux vers le ciel pour qu’il bénisse cet homme qui n’a pas laissé beaucoup de sous derrière lui, ni une maison pour son épouse, mais qui a gagné le cœur des millions… Repose en paix, Boumediene, nous ne t’oublierons jamais ! C’était notre engagement écrit dans El Moudjahid en décembre 1978 ! C’est notre devoir de fidélité en ce 19 juin 2005 !
(Juin 2005)
Maâmar FARAH
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