DE LA GERMAINE D’ARRIS A LA KHALIDA LA PERSANE
Ecrit dans : Lettre de province
Même les ministres de la Culture ont le droit de faire du tourisme … culturel. Sauf qu’il leur faut choisir leurs cicérones, ces guides dont la tâche consiste à cultiver le chauvinisme local à partir d’un héritage dont, précisément, ils sont des dépositaires douteux. Ispahan et Chiraz sont sûrement des destinations à haute valeur ajoutée dans la civilisation persane, mais comment les visiter lorsqu’on est chaperonné par de sombres mollahs qui, trente années durant, n’ont eu de cesse de violer les âmes de leur peuple et saccager les œuvres de leurs ancêtres ? L’Iran a cessé d’être la Perse flamboyante.
Il est un vaste ghetto où même El-Firdaoussi, ce poète épique auteur du Livre des Rois, est quasiment interdit de lecture. C’est donc en ces termes qu’il faut poser la question à notre frivole ministre Khalida. Elle qui, nous dit-on, trouve valorisant d’échanger les expériences culturelles avec cette lointaine théocratie et néanmoins si proche par sa nuisance. Bien évidemment, l’on nous répliquera que seule la raison d’Etat, c’est-à -dire la ruse politique, excuse ce voyage.
Mais pourquoi alors ne nous dit-on pas que pour les mêmes raisons l’Algérie officielle observe une inélégante indifférence quand une haute figure intellectuelle, ayant beaucoup fait pour la défense de ce peuple, disparaît ? Germaine Tillion, «française de naissance et (presque) algérienne de préférence», comme l’écrit, pour d’autres raisons, Aragon n’a fait l’objet d’hommage que de la part des journaux. Il est vrai qu’il y eut quand même une gerbe de fleurs déposée par Yacef Sadi, ce héros malgré lui et interlocuteur par le passé de cette illustre ethnologue.
Mais celui-ci n’était mandaté que par sa propre fidélité. Mme la ministre, dont la mission officielle va au-delà de l’organisation des concerts «loukoum», aurait été mieux inspirée en convoquant un symposium ayant pour thème les recherches de ce panthéon de l’engagement. D’autres l’organisent à notre place et vont réfléchir sur notre passé. Voilà qui est dommageable pour notre crédit lorsqu’on sait que la semaine prochaine (19 mai) doit se tenir à Paris un colloque international intitulé : «Germaine Tillion ou la résistance de l’ethnographe» et où il sera essentiellement question de ses travaux sur l’Algérie(1). Hélas ! …Hélas !…
Autant de fois qu’il faut pour souligner l’extrême indigence de nos gouvernants et leur inclination à trahir les vieux compagnonnages et s’en accommoder de quelques autres pour peu qu’il leur servent d’alibi pour d’autres desseins. Le Téhéran voilé qui censure la musique profane est aujourd’hui plus courtisé que le plain-chant chaoui de notre terroir et dont la centenaire Germaine avait eu à rendre compte au cœur des ténèbres de la colonisation.
Ce n’est pas trahir par conséquent l’ethnologue qui bivouaqua dans les années trente du siècle dernier, au pied du mont Lahmar Khaddou que de l’ignorer, mais c’est trahir les siens qui ont vécu et partagé avec elle quelques années de bonne intelligence. Ces gens d’Arris, qui, jusqu’à preuve du contraire, sont des Algériens au même titre que ceux qui administrent aujourd’hui notre mémoire collective. Aussi, puisque notre chère et très coûteuse ministre préfère ces temps-ci la fréquentation des derviches, contentons- nous pour notre part d’évoquer celle qui, avec un entêtement de sainte, signifia jadis que toutes les tyrannies se ressemblent et qu’elles convergent toutes vers la négation de la dignité humaine.
La Perse en tchador ne valant guère mieux que la Germanie en chemises brunes ou la France impériale avec la croix et le goupillon, pourquoi donc Ahmadinjade, cet Iranien du XXIe siècle, ne serait-il pas semblable aux archétypes du fascisme européen des années 1900 et même à tous les évêques Lavigerie qui sanctifièrent les colonisations ?
Et c’est peut-être cette «leçon de vie» qu’incarnait Germaine Tillion qui, quelque part, dérange aujourd’hui l’Algérie officielle au point où l’on préfère ne l’évoquer qu’à travers la platonique sympathie qu’elle cultiva vis-à -vis d’une certaine ethnie chaouie. Procédé réducteur qui s’efforce d’occulter les réquisitoires de l’auteur au sujet de la persistance de nos archaïsmes. L’ethnologue, qui planta sa tente aux confins du pays chaoui et à la lisière du désert, nous a préservé, grâce à ses travaux, de l’épidémie de l’amnésie que les dirigeants indigènes souhaitent nous inoculer en toutes circonstances.
Déjà , vers 1930, elle séjournera durant 6 ans dans ces douars et prendra langue avec les «imouqqranen» (grands vieux) afin de décrire avec une infinie précision la condition paysanne à l’épreuve de la colonisation. Plus tard, dans les années 1950, elle étayera son terrible diagnostic sur notre «clochardisation ». «C’est, écrit-elle, le passage sans armure de la condition paysanne (c’est-à -dire naturelle) à la condition citadine (c’est-à -dire moderne).
J’appelle, ajoute-t-elle, armure une instruction primaire ouvrant sur un métier»(2). Bien que datant d’un demi-siècle, ce constat n’a pas pris une seule ride comme l’illustre, le montre et démontre l’état lamentable de nos villes définitivement «rurbanisées». Autant le choc rural fut préjudiciable à l’urbanité de la cité en termes d’intégration autant un certain communautarisme de campagne constitue un îlot de libertés, paisiblement assumées, relève l’auteur dans un autre essai intitulé le Harem et les cousins. Avec beaucoup de pertinence, elle notera qu’il y a plus de modernité, de liberté et d’ouverture d’esprit dans les huis clos de la communauté rurale que dans les métropoles urbaines.
Quand bien même ses annotations sur le sujet (monogamie, absence de voile) doivent aujourd’hui être nuancées et amendées à partir des mutations globales de notre société, il n’en demeure pas moins que cette observation a, de son temps, battu en brèche les solides préjugés qui assimilaient la campagne au conservatisme obscur. L’islamisme armé et ses imprécateurs chargés du prosélytisme ne fut-il pas paradoxalement, le seul à saisir la nécessité de mettre en coupe réglée les campagnes ? D’abord en imposant l’accoutrement du hidjab, ensuite en formatant les populations par la «Charia».
Les idéologues de l’islam auraient-ils mieux étudié les travaux de l’ethnologue que nos doctes théoriciens qui depuis quinze années s’acharnent à ne défendre la république que dans les villes, décrétant, pour ce faire, que la campagne est par définition décadente et moyenâgeuse ?
Tout porte à le croire puisque notre très cultivée ministre n’a pas cru opportun de rendre hommage à la visionnaire au grand âge quand celle-ci expliquait différemment notre pays en donnant la parole à des paysans tout en mettant en exergue nos coutumes profanes. Il est vrai qu’entre la persane Khalida et la Germaine, ex-citoyenne de cœur des montagnes d’Arris, il y a non seulement un siècle de différence mais aussi quelques ouvrages de référence qui raturent toutes les professions de foi trahies.
Boubakeur Hamidechi
1 - Information publiée dans le quotidien français Le Monde daté du 29 avril citée par Jean Lacouture dans sa biographie consacrée à l’éthnologue.
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