Dans leurs regards, une lumière…
Ecrit dans : Chroniques d'un terrien
Quand je monte à Alger de temps à autre, j’en profite toujours pour aller humer l’atmosphère, si chère à ma jeunesse, de ces vieux quartiers sentant bon les effluves délicieux descendant des cuisines ouvertes sur le grand bleu des balcons riants, les exquises arômes se dégageant des pâtisseries où dominaient, de bon matin, le parfum du roi croissant, les odeurs du café fraîchement moulu chez les torréfacteurs et les senteurs enivrantes des roses chez les fleuristes.
Je dois dire aussi que j’aimais bien l’ambiance des cafés maures où le sourire était sur toutes les lèvres et où les jeunes vouaient un respect illimité aux personnes âgées qui étaient considérées comme des puits de savoir et des monuments de moralité. On apprenait chez eux tant de choses et on était émerveillés par leur sagesse. Maintenant que nous nous approchons des cimes tranquilles de ces âges de la plénitude, sommes-nous pareils à eux ? Je ne le pense pas. Ils étaient très distants des choses matérielles et leur spiritualité n’était pas agressive. Ils vivaient selon leurs moyens. Tous avaient le même visage plein de santé et d’une douceur qui les rendait très beaux. Aujourd’hui, la course vers la richesse à tout prix a dessiné sur les gueules un rictus effrayant. La religiosité expansive a allongé les barbes hideuses, sales et mal taillées qui n’ont plus rien à voir avec les boucs et les barbes raffinées de nos aïeuls ; les habits importés d’Iran, de Pakistan ou du Soudan ont fait perdre à beaucoup cette élégance si algérienne qu’arboraient «nos» vieillards vêtus de belles gandouras immaculées et de burnous majestueux ! Mais, heureusement, qu’il existe encore des retraités paisibles qui donnent l’impression d’être les hommes les plus riches de la capitale. J’en rencontre beaucoup dans les cafés, les bistrots et les jardins. Je suis souvent interpellé par une voix familière et que je reconnais, malgré l’altération provoquée par les ans. S’engage alors une de ces discussions qui me manquent terriblement dans mon coin perdu. Fichu ordinateur et fichu mobile — encore que pour ce dernier, j’ai eu la chance de «l’oublier» pendant deux années : exquis !— ; ces instruments de la modernité, s’ils nous permettent de dialoguer, «SMSser», chatter et un tas d’autres barbarismes introduits dans notre langage actuel, n’auront jamais la dimension humaine des rencontres authentiques. Avec ces vieux compagnons des années lumineuses de l’Algérie paisible qui se construisait fraternellement et au profit de la majorité, nous évoquons des tas de souvenirs. Ces hommes ont été des bâtisseurs, des rêveurs qui ont permis à la jeunesse de l’époque de croire en son pays, d’avoir confiance en ses dirigeants. C’est Boudiaf qui disait, je crois, le lendemain de la mort du président Boumediene : «Cet homme que pleure tout un peuple ne pouvait pas être un dictateur.» Et, joignant le geste à la parole, il décida de suspendre son parti d’opposition. Comprendra-t-on, enfin, que les Algériens d’il y a trente ans avaient un grand espoir dans leur pays et qu’ils ne voulaient pas le quitter, malgré toutes les promesses de cet ailleurs miroitant de facilités et de luxe ? Parce qu’il faut aussi préciser que nous n’avions aucun complexe : nous rivalisions avec les meilleurs. Un exemple : le bac algérien était plus difficile que le bac français et était reconnu partout. Je me souviens de notre étonnement lorsque nous nous présentâmes aux épreuves du bac français au lycée Pierre et Marie Curie d’Annaba qui était directement géré par les Français et dispensait le programme de l’Hexagone. Après les difficiles épreuves du bac algérien, nous nous attendions à quelque chose de plus consistant. Ce fut du gâteau ! Vraiment d’un niveau très abordable par rapport à notre bac (première session 1968)! Et le document officiel délivré par les responsables de la coopération culturelle française ne nous servait souvent à rien. Nous étions fiers d’aller dans les facultés algériennes ou de rentrer directement dans la vie active, allant vers ces immenses chantiers de la modernité ouverts partout, comme ce fut mon cas et celui de beaucoup de mes amis ! Ces vieux qui ont bâti un pays dans les moments difficiles, se sacrifiant avec un esprit révolutionnaire qui était encore tenace, vivent aujourd’hui avec de minables retraites, des sommes dérisoires que le parvenu hissé par le trabendisme aux cimes d’une richesse douteuse, bouffe en une matinée ! J’ai souri et j’ai pleuré lorsque j’ai vu cette annonce : «Les retraites revues à la hausse !» Souri parce que je n’avais pas encore lu le texte. Pleuré parce qu’il s’agissait de 4% d’augmentation ! Comme beaucoup de mes anciens amis touchent des retraites allant de 10.000 DA à 15.000 DA (ils font partie des privilégiés : il y a pire et pire que le pire !), j’ai calculé cette fameuse augmentation : 400 DA pour les premiers et 600 pour les seconds. Le petit sac de semoule, qui coûtait 750 DA il y a une année, vaut aujourd’hui 1500 ! Alors, messieurs, franchement, vous vous foutez de qui ? Nous allons utiliser un langage que vous comprendrez mieux : que peut-on faire avec 4 euros ? Mais, au fond, je suis content pour mes amis, parce que j’ai retrouvé chez eux ce sourire beau comme l’Algérie de leur espoir et j’ai décelé dans leurs paroles une grande liberté de ton, une franchise et un courage que n’ont pas les courtisans, obligés de se baisser pour ramasser les miettes que leur jettent leurs maîtres. Mes amis ont des fins de mois difficiles, mais lorsqu’ils marchent, ils ont la tête haute ! Ils ne veulent pas parler de politique, mais si vous les poussez à le faire, ils n’auront pas assez de mots durs envers ceux qui ont mené la grande révolution algérienne au néant visible dans nos rues, avant d’être scientifiquement évalué dans les sondages et les classements qui nous ridiculisent ! Mais, ce qui chagrine le plus mes amis, est le fait que de jeunes journalistes, n’ayant pas vécu cette époque de lumière qui fut d’une fécondité incomparable à tous points de vue, — Kateb Yacine critiquait vertement le pouvoir, mais personne ne l’avait empêché de diriger une coopérative de théâtre à Sidi- Bel-Abbès et ses pièces étaient jouées partout en Algérie, le saviez-vous, Madame Khalida Toumi ? — ; ce qui chagrine mes amis, est le fait que certains jeunes journalistes mettent leurs plumes au service des revanchards et des nostalgiques de l’Algérie française en faisant des bilans globaux sur les fameuses 40 années de «dictature» et de «mauvaise gestion». Les époques qui ont jalonné ces quatre décennies ne sont pas d’une égale valeur : il faut savoir rendre hommage aux patriotes sincères. Comme il faut, aussi, pointer un doigt accusateur sur ceux qui ont creusé le tombeau de nos rêves et ceux qui ont fait passer le bulldozer de l’ultralibéralisme sur cette même sépulture. Au cours de ce même voyage à Alger, j’ai été sidéré d’apprendre que les services qui ont remplacé la SM ont maintenant leurs hommes de main dans beaucoup de quotidiens dits indépendants ! Elle est belle votre «démocratie » ! De mon temps, du temps de la «dictature», du parti unique et de tout ce que voulez, le journal El Moudjahid avait une seule tutelle : le ministère de l’Information ! Et les braves agents de la SM devaient épier nos discussions au «Palma» ou au «Tahiti» pour faire leurs rapports. Un jour, le défunt et tonitruant Rachid Maouche, alors secrétaire général de la section syndicale d’ El Moudjahid, constatant qu’un gars, assis à une table mitoyenne, au bistrot «L’Europe», suivait attentivement tout ce que nous disions, se leva et l’interpella : «Monsieur, si ce que nous disons vous intéresse, venez vous asseoir à notre table, votre rapport sera plus complet !» Plus tard, du temps de Chadli, il y eut les fameux BSP, mais c’étaient des personnes connues et cela n’avait rien à voir avec le «secret» des agents. Nous avions également une cellule du FLN, mais son chef ne réussit jamais à nous vendre ses cartes de militants ! Nous défendions, avec l’opiniâtreté des résistants, l’honneur des incorruptibles et, parfois aussi, avec l’enthousiasme excité des agitateurs, une ligne révolutionnaire et socialiste en laquelle nous croyions ! Nous étions les enfants de la révolution, pas les hommes de paille de la SM ou des manipulateurs au service d’officines obscures rattachées à des intérêts occultes ! Nous ne fricotions pas avec ces milieux-là ! Alors, presse indépendante de mon pays, qu’as-tu à reprocher à ceux qui ne mangeaient pas du pain qui nourrit, aujourd’hui, beaucoup de tes titres ? Nous avions toujours agi en notre âme et conscience et lorsque la Kabylie s’embrasait en 1980, nous trouvâmes qu’il était déplacé que notre journal parle d’émeutes de «casseurs» et de «voyous» ; nous réagîmes en signant une pétition pour expliquer que nous n’étions pas d’accord. Personne n’a été renvoyé ou mis en taule. Certes, la censure s’exerçait parfois (quel est le titre qui ne la pratique pas aujourd’hui ?) et j’ai perdu mon poste de chef de la rubrique «Magazine», en 1983, pour avoir publié une photo illustrant la pénurie d’eau à Alger. L’ordre serait venu de la présidence. D’autres confrères, de tendance «pagsiste», voyaient leurs papiers charcutés, mais on était loin du «goulag». Plus tard, nous avions continué à dire non à la répression contre les rédacteurs, comme ce fut le cas dans l’affaire des journalistes d’ El Chaâb renvoyés par leur directeur, affaire qui me poussa à claquer la porte de l’UJA, laissant MM. Boukaâbache et le défunt Hassani ahuris, ou dans celle dite de Malika Abdelaziz (interdite d’écriture à Algérie Actualité) à laquelle nous avions réagi par une pétition très dure… Aussi bien à la section syndicale de l’UGTA qu’au sein de l’Union des journalistes algériens, ou encore dans les commissions paritaires, mes amis journalistes et moi-même avions lutté inlassablement pour arracher des droits inimaginables aujourd’hui ! La «dictature» ne nous imposait pas le silence et n’essayait pas de nous corrompre, lorsque nous défendions les classes laborieuses, par l’écrit et les actes. Nous avions collé des affiches dans les rues d’Alger pour appeler les citoyens à participer en masse aux opérations de volontariat et toi, cher lecteur d’Alger et d’ailleurs, si un jour tu te mets à l’ombre d’un arbre majestueux pour fuir la canicule, sache qu’il y a de fortes chances pour qu’il ait été planté par un médecin, une infirmière, une enseignante ou un pompier. Chaque dimanche (eh oui, c’était le samedi-dimanche !), les travailleurs d’un secteur allaient massivement au reboisement, dans cette ambiance familiale et festive qui nous manque tant aujourd’hui ! Nous n’étions pas parfaits. Nous avions nos faiblesses, nos petites lâchetés et nos reculs, et nous avons certainement beaucoup de choses à nous reprocher, mais le parti unique et la SM n’avaient jamais, au grand jamais, interféré dans notre travail (je parle de la période allant de 1970 à 1979). Nous étions de vrais professionnels au service d’une cause, celle des classes laborieuses et nos ennemis étaient les ennemis et les exploiteurs de ces classes. C’était simple comme bonjour. Alors, s’il vous plaît, ne blessez pas ces papys qui ont donné leur vie pour l’Algérie. A défaut de les défendre pour que leurs retraites retrouvent des niveaux de dignité à la hauteur de leurs sacrifices, ne les abaissez pas au rang d’exécutants de basses manœuvres concoctées dans les prétendus laboratoires des maîtres à penser et ne comparez pas l’Algérie de Boumediene à un immense goulag. Les dérives, connues ou gardées secrètes et qui seront répertoriées un jour par les vrais historiens, ne sont rien à côté de l’œuvre colossale que cette génération a bâtie. Pour que tous les enfants de notre pays aillent à l’école afin de devenir ces lumières qui font aujourd’hui le bonheur de beaucoup de puissances. Ils m’écrivent de si loin pour me dire qu’ils sont dans les domaines pointus (nouvelles technologies, espace, nucléaire) et qu’ils peuvent mettre leur savoir au profit de leur pays et rentrer immédiatement, mais à une seule condition : «Que l’Algérie soit rendue aux Algériens !»
Maâmar FARAH
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