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07 octobre 2007

El Gusto

Ecrit dans : Ici mieux que là-bas

D’une voix dont les cordes vibrent de toute la gouaille et de tout l’humour d’Alger, Abdelmadjid Meskoud dit : «El Hadi Halo, c’est comme le shampoing deux en un de la pub ; avec lui, nous avons d’un coup le fils et le chef d’orchestre». Fils d’El Anka, en effet, et légataire de son art, et chef d’orchestre d’El Gusto, El Hadi s’affaire aux touches d’un piano à l’une des extrémités de la scène de Bercy à Paris. A l’autre extrémité, la silhouette massive de Maurice El Medioni, le virtuose du piano oranais, donne le dos au public.

Le mot qui résume cette rencontre est d’un humanisme qui ne laisse pas insensible : «L’histoire les a séparés, la musique les a réunis.» La musique adoucit les mœurs, ici plus et mieux qu’ailleurs. Le chaâbi, ce râpeux blues du spleen algérois, ne fait pas dans la différence. Il réunit les musiciens et les auditeurs (douaquine), non point sur des critères d’appartenance religieuse ou nationale, mais sur ceux de la libre adhésion et du goût pour ces sons rocailleux et abrupts qui disent tout le bonheur et toute la douleur qui parcourent les venelles d’une ville de lumière.

Dérivé popularisé de la grande musique andalouse ramenée d’Espagne par des musiciens berbéro- arabo-juifs, il est naturel que le butin de guerre les unisse de nouveau par-dessus toutes les ruptures causées par l’histoire. Luc Cherki, par exemple, ce chanteur juif natif d’Alger, a appris à vocaliser ses quacidate chez El Anka. Il lui en est encore reconnaissant. Qui sont ces musiciens qui se retrouvent par-delà les ruines ? Ils sont quarante, musiciens avant d’être musulmans ou juifs, ayant en commun un même héritage, le chaâbi. Ils sont réunis par Safinez Bousbia, une jeune architecte algérienne vivant en Irlande.

Il y a trois ans, cette jeune femme, issue d’une vieille famille algéroise, se promenait dans La Casbah. Fatalement, elle tombe sur un musicien chaâbiste. Il lui parle avec passion de sa musique, des musiciens. Elle décide alors de retrouver les hommes qui en ont fait les beaux jours. Certains sont morts, d’autres sont partis, beaucoup ont atteint l’âge canonique. «Je voulais simplement les remettre en relation. Ensuite est née l’idée du film et de l’album”, confiait-elle. Le film, ce sera une sorte de «Buena Vista social club» de Wim Wenders version algéroise. Pendant tous les concerts, des caméras traqueront les musiciens en vue d’un film dont la sortie est prévue pour le printemps 2008.

Après Marseille et Paris, El Gusto ira à Londres (10 octobre), à Berlin (31 octobre) et, en 2008, à New York. Le disque sort le 15 octobre sous le label Honest Jon’s, celui de la star du rock britannique Damon Albarn, qui défend le projet. Sur la scène de Bercy, à tout seigneur tout honneur, c’est à cheikh Ahmed Bernaoui qu’échoit l’honneur d’ouvrir le bal. Il le fait avec Sabhane Allah Yaltif. Une partie du public reprend, nostalgique, le standard immortel d’El Anka. L’hommage fait parcourir une grande émotion. Puis, sous la direction d’El Hadi, l’orchestre décline son programme qui, parfois, quitte le territoire orthodoxe du chaâbi pour s’en aller folâtrer du côté du tango, de la rumba, du tchatcha.

Tour à tour, d’autres chanteurs prennent le relais : René Perez, Abdelkader Chercham, Abdelmadjid Meskoud chantant el Assima, Maurice El Medioni Wahrane. Le comédien Robert Castel, ému, violon sur le genou comme un kamadjiste, tient à préciser, avant toute chose, qu’il n’est pas, lui, de La Casbah mais de Bab-El-Oued. Puis, il entonne une chanson en francarabe dans laquelle il dit aux Français de France que la musique d’où il vient, c’est une musique du soleil. Après quoi, il reprend une chanson de son père, le chanteur algérois Lili Abassi. Il y a aussi, dans cette rencontre, Ammar El Achab, la coqueluche d’Alger dans les années 1960, Reda El Djilani, Abdelghani Belkaïd, Youcef Hadjadj alias Jose de Suza, cheikh Lamine, Mustapha Tahmi et son inséparable bleu de Chine et beaucoup d’autres musiciens et chanteurs de générations différentes.

Un des jeunes chanteurs engage les notes de Chehlat laâyani, incontournable morceau de chaâbi au texte sous forme de déclaration d’amour et à la musique d’emprunt latino-américaine. La soirée s’étire et entre deux morceaux, Meskoud pimente le spectacle de ses mots d’esprit. Deux jeunes ténors, l’un juif et l’autre musulman, viennent se dresser devant le public pour vocaliser a cappella un istikhbar. Moment de pure beauté. «On ne peut pas finir une telle soirée, dit Meskoud, sans chanter Ya Rayah.» La chanson de Dahmane El Harrachi, dont Rachid Taha a fait un «tube» planétaire en 1999, garde encore aujourd’hui toute sa mélancolie de chant d’exil désanchanté. Des ombres tenaces se sont projetées sur la scène d’El Gusto. Celle d’El Anka, sans qui le chaâbi et les genres qui en ont dérivé n’auraient jamais existé.

Celles aussi de Lili Abassi et de Lili Bonniche. Les ombres d’une rencontre qui est comme un pied-de-nez aux replis identitaires et à l’incarcération de la musique dans des camps politiques aux portails cadenassés. Les réflexes d’autodéfense sont équitablement partagés. Si l’Algérie officielle n’a pas franchement applaudi des deux mains à un projet qui pourrait faire du chaâbi un genre planétaire, certains chanteurs juifs ayant quitté l’Algérie en 1962, le chaâbi dans la musette de leur nostalgie, n’ont pas non plus accueilli forcément ce projet avec enthousiasme. Maurice El Medioni avoue qu’il lui a fallu réfléchir avant d’accepter. L’essentiel est qu’il soit dans l’équipe, et que ce projet existe.

Arezki Metref


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